Sa Majesté le Roi Mohammed VI disait dans son important discours prononcé le 12 octobre 2018 à l'occasion de l'ouverture de la 1e session de la 3e année législative de la 10e législature : « (...) Aussi, Nous orientons le gouvernement pour qu'il mette au point des dispositifs innovants, propres à inciter les agriculteurs à adhérer davantage à des coopératives et groupements agricoles productifs, à suivre des formations en matière agricole. (...) ». Le Souverain a pointé du doigt, entre autres visées, l'impérieuse nécessité de remédier à la fragmentation excessive des petits agriculteurs ruraux, qui constituent environ 90% de l'ensemble des agriculteurs du pays, et de leur faciliter l'accès aux facteurs de production, notamment les terres, l'eau et les intrants agricoles ainsi que les innovations technologiques, à même de promouvoir le développement du monde du rural et l'émergence d'une classe moyenne agricole. Exode rural accéléré, érosion des emplois agricoles, déficit de gouvernance du foncier agricole sur fond de spéculation contre-productive, insuffisance de synergie et absence de relations de partenariat axées sur la confiance mutuelle , la transparence et l'équité entre les petits agriculteurs et les agro-industries, déficit d'accompagnement technique et financier, insuffisance de systèmes d'accès à l'information sur les marchés et la vérité des prix, concentration de la valeur ajoutée à l'aval de la chaîne avec des marges démesurées des acteurs intermédiaires, souvent par opportunisme, difficultés d'accès au financement bancaire, etc. Ce sont autant de constats qui interpellent les pouvoirs publics pour la levée des difficultés et contraintes rencontrées au niveau des différents maillons de la chaîne de valeur agricole (producteurs, transformateurs, commerçants, agrobusiness) et qui impactent négativement la compétitivité et la performance de la chaîne dans son ensemble, et, en particulier, celles inhérentes à l'accès des petits producteurs individuels et de leurs groupements aux marchés et la consolidation de leur potentiel de production, leur capacité de négociation ainsi que leur position commerciale. Vers une politique agricole plus inclusive, plus efficiente et plus équitable Au Maroc, selon une étude récente de la banque mondiale, l'emploi agricole régresse jusqu'à présent à une cadence annuelle de l'ordre de 0,5%, et à l'avenir, les destructions d'emplois devraient se poursuivre, voire s'accélérer en milieu rural, nombre de jeunes ruraux, pourtant éduqués, étant enclins à quitter leurs terres et leurs familles pour chercher désespérément du travail dans les villes. L'observation des expériences internationales (Espagne, Italie, France, Taiwan, Corée du Sud, etc.) nous renseigne que la régression des effectifs agricoles est un phénomène général qui se manifeste dans tous les pays qui se sont développés, mais dont les politiques industrielles ont permis de compenser les pertes d'emplois dans le secteur. Le Maroc suivra vraisemblablement cette tendance au cours de son développement industriel, certes avec un rythme moins rapide, qui générera des impacts préjudiciables sur le secteur agricole et les efforts de lutte contre les inégalités économiques, sociales et spatiales, en l'absence d'actions volontaristes visant à réduire les taux de chômage et du sous-emploi des jeunes femmes et hommes ruraux, et à créer les conditions incitatives favorisant leur implication dans les activités agricoles et commerciales. Par ailleurs, faut-il encore le marteler, le déficit de gouvernance du foncier agricole est considéré parmi les principales entraves à la réalisation des objectifs de la stratégie agricole dont la visée est de transformer le secteur de l'agroalimentaire en source stable de croissance inclusive et de développement socio-économique généralisé dans les zones rurales. L'annonce de distribution d'un million de hectares au profit des petits agriculteurs semble être une première réaction concrète du département de l'agriculture à l'appel du souverain en cette matière. La production, maillon central de la chaîne de valeur, est aussi le maillon le plus vulnérable Le maillon des producteurs constitue une composante fondamentale et critique pour la performance des chaines de valeur agricoles, toutes les autres activités (commercialisation, transport, transformation, etc.) gravitent autour de ce maillon. Une filière ne peut fonctionner et opérer de manière pérenne et efficace sans la présence d'un réseau de producteurs bien encadrés et intégrés pour répondre adéquatement et d'une manière flexible aux besoins permanents en matières premières des autres acteurs de la chaîne de valeur. A cet effet, il est crucial de réorganiser les acteurs autour de dynamiques d'interprofession et ce, en encourageant la création d'organisations interprofessionnelles fortes garantissant des relations de partenariat et de coordination entre les petits producteurs agricoles, généralement rassemblés en coopératives ou de groupements d'intérêt économique, en les incitant à s'inscrire dans une dynamique de transformation et d'intégration dans les chaines de valeurs les plus porteuses. Et pour cause, en l'absence d'une interprofession représentative de tous les maillons clés, allant de la production à la transformation et la commercialisation, les petits producteurs se trouvent privés des dividendes potentiels de leur production, et du coup, c'est la compétitivité de toute la filière qui en sera sérieusement affectée. A juste titre, la mise en synergie collaborative des petits producteurs dans le cadre de réseaux bien encadrés a vocation à faciliter le partage d'informations et d'expériences et favoriser l'instauration d'un climat de confiance et de coopération en bonne intelligence à travers la mutualisation des bonnes pratiques et des ressources. Cela requiert la mise en place de dispositifs innovants d'accompagnement technique et financier et de suivi intensif des producteurs sur le terrain, leur permettant d'acquérir une meilleure connaissance des enjeux, des potentialités et des opportunités de collecte mutualisée de la production et du stockage, en bénéficiant des gains d'économie d'échelle. Il convient en particulier d'assurer la fourniture de tout appui requis en faveur d'entreprises et coopératives gérées par des femmes impliquées dans les activités de production et commerciales et qui manquent souvent de connaissances techniques de base. Ces espaces de dialogue permettent également de renforcer la capacité des petits agriculteurs à appréhender les risques de manière réfléchie et informée, en s'appuyant sur des outils innovants, les plus à même d'améliorer leurs activités et leurs performances économiques et commerciales, et de militer pour une répartition plus juste de la valeur ajoutée créée entre les différents maillons des chaines de valeurs agricoles, particulièrement au niveau de la production. Avec un taux de syndication anormalement extrêmement faible, le réseautage interprofessionnel de ces centaines de milliers de petits producteurs sans voix devrait augmenter leurs capacités pour négocier « à armes égales » face aux lobbies des gros producteurs, forts de leur force de frappe commerciale et de leurs réseaux de distribution bien organisés. Faciliter l'accès aux marchés et au financement Cela suggère de leur faciliter un meilleur accès à l'information, y compris sur les prix et les circuits de commercialisation, la valorisation de leur potentiel de créativité dans le cadre de cercles de qualité et de centres intégrés de formation, ou encore leur intégration dans le marché national, voire international, loin des comportements opportunément spéculatifs et de la mainmise des intermédiaires, l'encouragement des pratiques de production certifiée et écologique, etc. A ce titre, le recours à l'usage du digital offre de nombreuses opportunités de partage et de traitement décisionnel des bases de données agricoles, de diffusion régulière des prix des produits du marché, et de mise en place de solutions numériques innovantes adaptées aux besoins des jeunes agriculteurs, notamment en matière d'irrigation de précision, de fertilisation, de lutte intégrée contre les parasites, d'assurance contre des risques météorologiques, etc. Les technologies numériques facilitent une plus grande ouverture à l'adresse des petits agriculteurs qui sont jusqu'à présent, en grande partie, exclus des avantages du financement de la chaîne de valeur et permettent de réduire simultanément les risques et les coûts de transactions associés aux crédits. Cela devrait inciter le secteur bancaire à reconsidérer ce segment de marché et étendre son intervention à l'amont de la chaine en acceptant une plus grande prise de risques et en nouant des relations au plus près des petits producteurs, selon une approche orientée risque/rendement. A cet effet, les banques sont interpellées pour développer de nouveaux outils de gestion proactive des risques de crédit et de suivi de la qualité du portefeuille de clients et proposer des produits et services d'inclusion financière et d'instruments appropriés de garanties, avec une gestion novatrice de la relation-clientèle prenant levier sur l'utilisation des TIC, notamment pour la digitalisation des paiements, ce qui est de nature à favoriser l'intégration de ce segment dans les circuits économiques formels et réduire la part de l'économie souterraine dans le PIB national. En définitive, l'appel du Souverain à l'émergence d'une classe moyenne agricole suggère de muer vers un modèle inclusif d'agrobusiness reposant sur une relation synergique et équitable entre les jeunes producteurs organisés en coopératives et les grosses agro-industries, qui doit se matérialiser par des rapports win-win dont l'objectif principal est de connecter perpétuellement ces producteurs, livrés à eux-mêmes, aux marchés, tout en leur facilitant un meilleur accès aux intrants, à la mécanisation, aux technologies agricoles améliorées, aux services d'appui et de financement innovants, etc. Par Mohammed BENAHMED, Expert en développement territorial durable, ingénieur génie civil de l'EMI, diplômé du cycle supérieur de gestion de l'ISCAE, auteur de plusieurs ouvrages et publications dans les domaines de la gouvernance et le financement des services publics, la décentralisation, l'urbanisation, le PPP, l'évaluation des politiques publiques, l'économie bleue...