En 2003, la loi sur les études d'impact sur l'environnement a été promulguée. Seulement rares sont les projets même d'envergure nationale ou encore disposant d'un label international, qui en ont réalisé une. Encore plus rares sont ceux qui ont obtenu l'acceptabilité de la part des autorités concernées. Enquête sur ces projets hors-la-loi. Quels sont-ils? Et combien sont-ils ? Etudes d'impact. Pour le grand public, ces quelques mots ne doivent pas signifier grand-chose. Certains pourraient même penser qu'il s'agit de «délires» de la part d'environnementalistes radicaux. Et bien non! Figurez-vous qu'une étude d'impact est tout ce qu'il y a de plus sérieux, d'incontournable et surtout d'obligatoire pour la réalisation de n'importe quel projet, même si pour l'instant cela relève encore de la théorie. Autrement dit, dès qu'un investisseur veut construire une usine (industrie chimiques, sidérurgiques, textile, extractive…), un complexe touristique, ou encore une raffinerie de pétrole, et même lorsqu'il décide tout simplement de mettre en place un projet d'aquaculture ou une fabrique de produits laitiers, il doit impérativement réaliser une étude d'impact sur l'environnement. Et vu le nombre de projets qui se développent au Maroc actuellement (les stations du Plan Azur, les villes nouvelles, les sous-traitants de l'industrie automobile ou encore aéronautique…), le nombre d'étude d'impact réalisé devrait être au bas mot composé de quatre chiffres. Mais vous l'aurez deviné, c'est loin d'être le cas. Entre 2003 et juin 2006, seules 112 études d'impact ont été examinées. Avant la promulgation de la loi en 2003, ce ne sont pas plus d'une trentaine qui ont été étudiées. «Il faut tout de même souligner qu'aujourd'hui, nous revenons de très loin, dans la mesure où depuis la promulgation de la loi, le nombre d'étude d'impact a connu une croissance exponentielle. Et cela même si les décrets d'application n'ont pas encore vu le jour», clame d'emblée Jaâfar Boulejiouch, chef de la division des projets-pilotes et des études d'impact sur l'environnement. Et c'est là que le bât blesse, car si aujourd'hui un grand nombre de projets sont hors la loi, légalement, tant que les décrets d'application ne sont publiés, ils ne peuvent être assujettis à aucune pénalité !!! «Or, une loi est toujours perçue d'un point de vue pénal», ajoute tout de suite Hassan Chouaouta, consultant à la GTZ, la coopération technique allemande. «Et pourtant les décrets d'application viendraient simplement décrire ce que l'on fait déjà depuis plus de dix ans maintenant», poursuit Boulejiouch. Aujourd'hui, les décrets seraient au niveau du Secrétariat Général du Gouvernement, mais personne ne sait quand ils seront publiés. Même ceux qui seraient dans les «secrets des dieux» de notre cher pays ne le savent pas…Et pour cause : si ces décrets d'application voient le jour ce sont des centaines, voire des milliers de projets d'envergure qui seraient remis en cause. «Vous savez, il y a beaucoup d'enjeux économiques derrière ces décrets d'application, et si jamais ils voient le jour ce serait les intérêts de personnalités haut placées dans l'appareil étatique qui seraient menacés», affirme Hakima El Haïté, directrice générale de E.A.U. Globe. Pourquoi ? Une étude d'impact environnementale implique une procédure qui étudie dans le détail un projet en internalisant son environnement. «Mais il ne s'agit pas de prendre en compte simplement l'aspect environnemental tels que la plupart des gens le conçoivent. Par environnement, on entend les aspects humain, économique, technique et technologique du projet», prévient cet environnementaliste marocain de la première heure. Exemple. Une ligne de train doit être construite : il est important tout d'abord de savoir si cette ligne passe par une zone humide, auquel cas où il est important de prévoir des coûts d'assèchements. Ou encore, si la ligne traverse une zone d'intérêts biologiques (dont la liste au Maroc répertorie pas moins de 150 sites), et là il est préférable pour le promoteur du projet de savoir que ces zones sont en passe d'intégrer la liste des aires protégées. En conséquence de quoi, son projet sera un jour ou l'autre remis en cause. Du coup l'étude d'impact peut paraître comme un frein à l'investissement, vu le nombre de domaines à passer au crible avant d'obtenir l'«acceptabilité», le sésame pour tout investissement responsable et digne de ce nom. Incohérence institutionnelle «Non et non et non !!!», répond Hakima El Haïté. «Car lorsque vous passez par l'étude d'impact, on ne peut plus vous accuser de concurrence déloyale ou de ne pas avoir respecté l'écosystème… Vous êtes complètement protégé », poursuit-elle. Ensuite, preuve que l'étude d'impact n'est en aucun cas un frein à l'investissement, c'est que les bailleurs de fonds comme la banque mondiale conditionnent leurs prêts justement par la réalisation d'études d'impact. Mais qu'en est-il aujourd'hui lorsque la réalisation d'un quelconque projet n'exige pas l'obtention de l'acceptabilité de la part du comité interministériel, chargé d'évaluer les études d'impact? «Ce qu'il faut que vous sachiez, c'est que ces projets structurants dont vous entendez parler quotidiennement dans les médias n'ont pas fait l'objet d'une étude d'impact, ou s'ils l'ont faites, n'ont pas reçu l'acceptabilité de la part du comité», révèle cette spécialiste des études d'impact. Faire alors la liste des projets «hors la loi» serait fastidieux, il est plus simple de dire que sur l'ensemble des projets lancés depuis 2003, seuls 112 peuvent être estampillés «investissements responsables». Et la ventilation par secteur et surtout par région de ces 112 projets est quelque peu surprenante… Selon une étude commanditée par le Secrétariat d'Etat à l'Environnement (à l'époque, le MATEE), et réalisé avec l'appui de la GTZ, ce sont les projets d'industries (29) suivi de très près par les huileries (27) qui présentent le plus grand nombre d'études d'impact réalisées, avec des pourcentages respectifs de 24% et 27% de la totalité des études suivies. Ensuite viennent les projets d'assainissement et les carrières. Mais ce que révèle cette étude, c'est que la région Taza-Al Hoceima vient en tête de régions en termes de nombre d'études d'impact ayant obtenu l'acceptabilité, loin devant le Grand Casablanca, avec ses 5 projets, soit 4,5%, ou encore Marrakech avec 7 projets, soit 6,3%. Des statistiques presque invraisemblables, vu le nombre croissant d'investissements entrepris dans ces deux villes du royaume. Mais le pire, c'est qu'il est surprenant que nulle part parmi les études d'impact recensées par cette enquête, ne figure «les projets de barrages ou en encore les autoroutes». Alors même que l'on sait qu'il y a eu au bas mot 10 études d'impact réalisées pour les autoroutes, mais non soumises au comité interministériel, c'est-à-dire qui ne figurent pas dans la base de données du ministère. «Cependant, il faut dire que ce n'est pas rien pour une loi qui n'est pas encore sortie. J'ai moi-même réalisé une étude d'impact concernant une autoroute. Il y a eu également un appel d'offre la réalisation rocade, ainsi que pour le ferroviaire au niveau de Tanger Med», témoigne Driss Zakaria, directeur général de EDIC. Mais un constat s'impose: «ni les villes-satellites (à part Tamesna), ni les autoroutes, ni le port de Tanger Med, ni la vallée du Bouregreg n'ont obtenu l'«acceptabilité»», nous assure une source bien informée. L'on peut se demander alors à juste titre, comme le fait d'ailleurs le rapport, ce que sont devenues ces études d'impact réalisées, et combien représentent-elles par rapport à celles examinées par les services de l'autorité chargée de l'environnement. «En tout, ce sont 77 études réalisées et non communiquées aux autorités. Il serait surtout intéressant de savoir pourquoi ces études n'ont pas été soumises pour validation?», s'interroge Hakima El Haïté. Un comité national surchargé, mais impartial! Une première piste peut mener vers une réponse axée sur les interférences institutionnelles. Car le déclenchement du processus des EIE prend naissance au niveau de différences institutions, comme le CRI, la Commune, les commissions provinciales et au niveau de la commission d'investissement pour les projets d'envergure. C'est à eux en pratique de dire au promoteur si son projet est assujetti à une EIE ou non. Or le rapport indique qu'il y a un manque d'information flagrant au niveau de ces institutions. Autrement dit, ces institutions ne signaleraient pas la nécessité de faire une étude d'impact ou ne l'exigeraient pas, auquel cas, le promoteur du projet n'en fait pas. Et même s'il en fait pour des exigences qui lui sont propres (par exemple dans le cas où des bailleurs de fonds internationaux seraient impliqués dans le projet), il n'aurait pas été informé de l'existence d'un comité interministériel dont la mission est de valider ces études d'impact. «Sur certains projets, par exemple, l'agence urbaine délivre des autorisations sans réserve d'acceptabilité environnementale», raconte Abdelfettah Lahlou Mimi, directeur adjoint de E.A.U. Globe. Le manque d'informations est une hypothèse qui semble alors plausible pour des institutions de la taille des CRI, mais difficilement crédible dans le cas de la commission d'investissement, qui rappelons-le au passage dépend de la primature. Ce qui n'a pas échappé aux rédacteurs du rapport qui citent sans détour les raisons de ce phénomène : «D'abord, le conflit avec les conditions d'investissement (rapidité de traitement des dossiers), pourtant les CRI incluent l'EIE dans les pièces requises. Ensuite, la protection de l'environnement (objet de l'EIE), non intégrée à la politique de l'investissement. Et enfin, le non-respect de la loi et de la procédure en général quant il s'agit des projets de l'état». Une autre piste, celle-là non contenue dans le rapport, semblerait se cristalliser autour de la composition même du comité interministériel qui fasse craindre aux investisseurs la soumission de leurs études d'impact. «Le comité national se compose de pas moins de 17 membres où sont représentés tous les ministères concernés (Intérieur, Equipement et Transport, Tourisme, Eaux et Forêts, Industrie, Santé…), et qui est présidé par le secrétaire général de l'autorité gouvernementale chargée de l'environnement ou son représentant, mais qui toutefois ne dispose que d'une seule voix au même titre que les autres membres», nous explique le chef du département des études d'impact. «Nous avons un comité interministériel sérieux, serein et honnête. Et c'est justement, le fait qu'il y ait autant d'intervenant qui permet l'absence de dérapage», souligne Hakima El Haïté. Comprenez par dérapage, absence de tentative de récupération ou de corruption. L'ambiance lors de ces comités est en effet particulière, car chaque département se surveille et fait attention à ne pas endosser la responsabilité d'une éventuelle erreur: rendre une décision favorable alors que le projet ne le permet pas. Un exemple tout simple. Si l'urbanisme donne son accord alors qu'il s'avère que le titre foncier n'est pas disponible, ou encore que le projet touche un site d'intérêt biologique, c'est à lui qu'incombera la faute. Cela dit, si le comité est aujourd'hui bien rodé, il fait cependant face à un réel problème de fond. «En prenant un temps de lecture de 5 jours pour chaque étude, le nombre de jours nécessaires uniquement à la lecture des études d'impact en 2006 est de 560 jours, ce qui signifie que le comité national physiquement ne peut assumer à lui seul cette tâche», souligne le rapport. Ce qui remet à l'ordre du jour l'impératif de régionalisation, qui lui aussi est tributaire de la promulgation du décret d'application. Sans compter, que l'effectif du département chargé des études d'impact au sein du ministère de tutelle est très faible, pour ne pas dire rédhibitoire. En tout et pour tout, dix personnes pour recevoir l'avis de projet, élaborer le cahier des charges de l'EIE en collaboration avec le promoteur, participer à l'examen de l'EIE au sein du Comité National des Etudes d'Impact… Une situation gravissime, lorsque l'on sait que d'après les prévisions établies par le rapport, ce sont pas moins de 530 études d'impact, entre 2008 et 2010, qui devraient atterrir dans ces services, avec une moyenne annuelle de 177, contre une moyenne annuelle de 67 projets par an entre 2003 et 2006. De grâce, Madame Benkhadra, faites quelque chose! La génisse Pour la petite histoire… «Les premières réflexions autour des études d'impact environnementales ont en réalité démarré en 1993, au lendemain de la conférence de Rio, où le Maroc à l'époque était alors représenté par le prince Mohammed VI », raconte Jaâfar Bouljiouch, chef de la division des projets-pilotes et des études d'impact sur l'environnement. Dès 1994 le CNEI (Comité National des Etudes d'Impact) a été crée sans même attendre la promulgation d'une quelconque loi. D'ailleurs, les équipes des études d'impact avaient dès cette année-là, préparé une première mouture de la loi et des décrets d'application qui, on ne le rappellera jamais assez, ne sont toujours pas publiés. Les premières études d'impact ont été faites à l'initiative du ministère de tutelle : elles ont porté sur les huileries, et plus particulièrement sur le traitement des eaux de végétations des olives, qui sont toxiques pour la nappe phréatique. Mais la première véritable étude traitée par le comité, à la demande d'un promoteur de projet, concerne une usine pharmaceutique à Aïn Aouda, le Pharmaceutical Institute, devenu aujourd'hui Glaxo. Suite à cette EIE, l'usine a été conçue de telle sorte à ce que les rejets non traités le soient. Les résidus de médicament sont éliminés grâce à de la chaux : le coût du réseau et du traitement a été évalué à environ 2,5 millions de DH. Depuis, le comité et le département des études d'impact ont fait leur petit bonhomme de chemin, et ce n'est qu'en 2003, qu'un parti politique s'est emparé du projet de loi. Mais ironie du sort, ce parti a quand même tenu à la présenter aux rédacteurs du projet, au cas où ils ne s'en souviendraient plus. Et ô miracle, la loi sur les EIE a été promulguée cette même année. A noter tout de même, que quelques semaines après l'adoption de la loi, le Maroc devait accueillir à Marrakech la conférence de l'IAIA (Association Internationale d'Evaluation d'Etude d'Impact). Bien entendu, ce n'est qu'une heureuse coïncidence… Etude d'impact Combien ça coûte ? «Généralement, une étude d'impact représente entre à 0,5% à 2% du coût de projet », indique Jaâfar Bouljiouch, chef de la division des projets-pilotes et des études d'impact sur l'environnement. En valeur absolue, cela varie entre 100.000 et 2 millions de DH, en fonction de la taille mais surtout de l'impact du projet sur l'environnement, de petits projets peuvent s'avérer extrêmement nocifs pour l'environnement. La réglementation actuelle permet à presque «n'importe qui» de réaliser une EIE, de l'architecte, au cabinet de ressources humaines, en passant par le sociologue ou encore l'économiste. C'est ce qui explique l'existence d'une multitude de bureaux d'étude proposant cette prestation, avec parfois certains bureaux composés d'une seule personne alors que l'essence même d'une EIE impose la présence de plusieurs spécialistes. «Mais il existe seulement une quinzaine de cabinet d'étude classés», précise Driss Zakaria, directeur général d'EDIC. Cela dit, un autre problème relatif au bureau d'étude semble pointer du nez, en ce qui concerne les projets d'Etat. «Par exemple, c'est un des bureaux d'études de la CDG qui s'est chargé de l'EIE de la Vallée du Bouregreg, alors même que l'institution publique fait partie du tour de table du projet», nous confie une autre source. Une question se pose alors: comment peut-on être juge et partie à la fois? Saïd Mouline, président de la Commission Environnement à la CGEM «Nous voulons un Etat exemplaire» Challenge Hebdo : la CGEM a-t-elle déjà mené campagne ou sensibiliser les investisseurs à la question des études d'impact? Saïd Mouline : plus que ça, la CGEM l'a inscrite dans sa charte sociale ou il est demandé littéralement à tous les membres d'évaluer et d'atténuer les impacts environnementaux des projets d'investissements. C. H. : si oui, quel retour avez-vous reçu? Sinon, pensez-vous que les entrepreneurs marocains ne sont pas prêts pour se soucier de ce genre de préoccupation ? S. M. : ils auraient tort car aujourd'hui, pour avoir accès à certains financements, l'étude d'impact environnemental est exigée par les organismes prêteurs eux-mêmes. Ce n'est pas seulement une question environnementale mais une question de risques. Et comme vous le savez, les risques environnementaux sont devenus très présents avec les nouvelles réglementations et le coût de réparation d'une pollution peut mettre en faillite les entreprises. C'est pour cela qu'il faut le considérer sérieusement même dans un pays émergent comme le nôtre. J'espère que toutes les banques dans notre pays commenceront aussi à l'exiger. C. H. : en tant que patronat, comment interprétez-vous la «non-adoption» des décrets d'application relatifs à la loi sur les études d'impact qui date elle de 2003 ? S. M. : plusieurs lois attendent leurs décrets d'application. Il ne s'agit pas de non-adoption, mais de lourdeurs administratives. Je vous rappelle que le décret sur les gaz d'échappement date de 1998. C. H. : quelle est la position de la CGEM vis-à-vis, par exemple, d'un grand nombre de projets d'envergure nationale, qui ont pourtant démarré après 2003, et qui n'ont pas réalisé d'études d'impact : Tanger Med, certains tronçons d'autoroutes, Fadesa...? S. M. : nous voulons à la CGEM que les entreprises marocaines s'inscrivent dans la politique environnementale de notre pays. Mais pour cela, et nous l'avons clairement dit lors du Conseil National de l'Environnement tenu en avril dernier, nous voulons un Etat exemplaire. Lorsque le parc automobile du service public ne respecte pas les limites des émissions de gaz d'échappement, lorsque des projets publics ne sont pas soumis à des études d'impacts environnementales, lorsque les projets d'habitats sociaux ne prennent pas en compte l'énergie solaire, pour ne citer que ceux-là, il est plus difficile pour nous de convaincre les acteurs du secteur privé à adopter certaines mesures.