Plusieurs décennies après sa disparition, mao continue d'alimenter les débats et son modèle de gouvernance suscite toujours des remous… Les livres de management ont tendance à définir le succès dans les termes les plus ordinaires qui soient: un produit génial, des employés heureux, des progrès continus, des profits qui explosent et des concurrents réduits à néant. Même des mots tels qu'«excellence» et «réussite» disparaissent du titre, car ils sont souvent implicites. Le livre d'Alfred Sloan, Mes Années à la General Motors, en est un bon exemple et est considéré par beaucoup comme l'archétype du genre. Publié en 1963, GM était encore à l'époque une société emblématique et Sloan était reconnu avec raison comme l'architecte de cette firme décentralisée, internationale et dirigée avec succès. Mais il y a des limites à suivre le principe selon lequel «le meilleur crée le meilleur». Car après tout, la plupart des chefs d'entreprise ne parviennent pas à un triomphe industriel en provoquant des faillites à tout va, comme l'a fait Sloan. Ils ne rendent pas leurs clients heureux, n'écrasent pas leurs concurrents, pas plus qu'ils ne créent d'immenses richesses. Ils se battent… ils se débattent. Mais où est le livre qui leur est destiné ? Qui peut aider les patrons qui ont des résultats médiocres ou qui font de la surcompensation, et qui luttent pour survivre aux journalistes indiscrets, aux actionnaires indépendants et aux vice-présidents ambitieux qui affirment pouvoir faire mieux qu'eux ? Quel est le modèle à suivre pour le chef d'entreprise qui a désespérément besoin d'un modèle, pour celui qui, selon toute évaluation objective des résultats, ne peut, et ne devrait même pas du tout, occuper cette place de direction? Le candidat le plus évident est Mao Tsê-Tung. Certes, c'est à la tête d'un pays qu'il était, et non d'une société. Mais c'est en toute conscience qu'il jouait son rôle de «P.D.G.» en professionnel lorsqu'il dirigeait la Chine entre 1949 et 1976, année de sa mort en fonction. En emprisonnant, en tuant ou en réprimant psychologiquement une succession de remplaçants plausibles, il a créé le problème classique de toute compagnie : le vide successoral. Il se voyait lui-même, selon ses propres termes, comme un «professeur infatigable» ; en effet, son célèbre Petit Livre rouge, rédigé à partir de ses discours, regorge de conseils managériaux sur la formation, la motivation et l'évaluation des employés subalternes (cadres), l'innovation («Que cent fleurs s'épanouissent»), la compétition («Ne reculer devant aucun sacrifice») et, bien entendu, la performance toujours supérieure du manager (une autocritique permanente). Mao est parvenu à inscrire sa marque, au moins symboliquement, sur l'économie chinoise, même si elle n'a commencé à décoller qu'après sa mort et, avec cette dernière, celle de l'oppression. Son portrait figure sur les pièces et les billets de Chine, des sacs, des tee-shirts, des badges, des montres et sur tout ce que les innombrables capitalistes entreprenants (qu'il maintenait à terre pendant son règne) peuvent vendre aujourd'hui. Aucun autre chef d'Etat contemporain dans un pays viable (en dehors de la Corée du Nord, en d'autres termes) n'est autant honoré, pas même ceux qui ont fait du bon travail. Ce n'est pas son style managérial omniprésent qui a valu à Mao cette adulation. Selon l'ouvrage Mao : l'histoire inconnue de Jung Chang et Jon Halliday, portrait, il est vrai, peu flatteur du chef d'Etat, Mao est responsable de «la mort de 70 millions de personnes, ce qu'aucun leader du 20ème siècle n'a jamais égalé». Mais pourquoi se cantonner au 20e siècle ? Dans l'histoire de la Chine, seul l'empereur Qin Shi Huang, qui a débuté la construction de la Grande Muraille (dont chaque pierre aurait coûté une vie, selon les dires), représentait un concurrent pour Mao ; mais puisque la population était bien nombreuse à l'époque, Mao l'a très certainement battu en chiffres absolus. Les raisons de ce carnage : une politique économique bâclée. Deng Xiaoping, successeur de Mao, a transformé la politique et finalement redressé l'économie. Pourtant, il ne mérite même pas un portrait sur une pièce. Le fossé qui existe entre la politique de Mao et sa réputation est très instructif, car il se cache derrière quatre ingrédients fondamentaux que tous les mauvais patrons doivent apprendre à utiliser à bon escient. • Un slogan fort et mensonger Né villageois modeste, Mao a vécu tel un empereur, entouré de concubines et choyé par tous. Pourtant, son slogan le plus célèbre était «Servir le peuple». Ce paradoxe illustre un des aspects de son intelligence supérieure : sa capacité à justifier ses actes, qu'ils soient entièrement intéressés ou non, en les faisant passer pour accomplis au service des autres. Les psychologues appellent cela la «dissonance cognitive», c'est-à-dire l'aptitude à réunir des arguments irréfutables et sincères en faveur d'une cause, tout en agissant à l'opposé. Être capable d'appliquer ce genre de ruse est une qualité essentielle dans bien des professions. Cela permet aux patrons médiocres de justifier un salaire outrancier tandis que leurs subalternes travaillent pour des clopinettes. Mais Mao ne s'est pas contenté d'un portrait sur un timbre de la part d'un conseil docile et de sujets malléables. Il a su les convaincre de sa valeur. Ceci est en partie dû au fait, même si son message n'avait aucun rapport avec ses actes, qu'il exprimait précisément et succinctement ce qu'il devrait faire (mais qu'il ne faisait pas). Comparez l'authenticité et la clarté du slogan «Servir le peuple» avec le cahier des charges d'une société classique, truffée de mots confus et de considérations liées aux actionnaires et à la responsabilité sociale de l'entreprise, que les employés peuvent à peine lire, et encore moins mémoriser. Le slogan de Deng Xiaoping, dont il s'est servi lors de la campagne pour redresser l'économie, avait des vertus similaires. «La vérité à partir des faits» constitue une petite phrase que Sloan aurait appréciée et que tout patron aurait chérie, pourtant on ne la trouvera jamais gravée sur un mur chinois. Car elle ne possède pas la connotation idéaliste hypocrite de la version Mao, et elle n'a pas non plus été imposée au même degré. • Une manipulation impitoyable des médias Mao n'avait pas seulement l'art et la manière de convaincre, il savait aussi comment faire passer son message. Par des affiches, son Petit Livre rouge et ses camps de rééducation, son message était constamment renforcé. «Là où le balai ne peut aller, disait-il, la poussière ne disparaîtra pas d'elle-même». Ce processus d'autoglorification est souvent rejeté, car considéré comme «culte de la personnalité», mais il est difficile à distinguer de la pratique commerciale moderne de création de valeur de marque. En Chine, la croissance économique était pitoyable et les conditions de vie misérables. Pourquoi donc une longue liste de responsables politiques, militaires et leaders intellectuels acceptent la valeur de marque de Mao avec l'estime qu'il lui a conférée ? Même Staline, observateur non dépourvu de fourberie, croyait et protégeait Mao, même s'il l'a regretté ensuite. La leçon à en tirer est qu'un message clair, utopique et martelé sans arrêt peut masquer des faits gênants. Les grands vendeurs le savent parfaitement bien. Les directeurs dont les stratégies laissent à désirer doivent en tenir compte. Les patrons ne sont pas en position, contrairement à Mao, de réprimer les médias. Néanmoins, la façon dont il les manipulait peut servir de leçon. Il ne s'adressait qu'aux journalistes serviles et son succès en Occident venait essentiellement d'hagiographies écrites par des reporters dont la carrière s'est bâtie grâce aux contacts qu'ils avaient avec lui. La loi limite les possibilités pour un chef d'entreprise d'imiter la stratégie de relations publiques de Mao. Les sociétés cotées en Bourse doivent publier leurs informations, plutôt que de choisir celles qu'elles veulent distribuer. Cependant, beaucoup, dans une certaine mesure, imitent l'attitude de Mao face aux médias ; d'autres, déterminées à contrôler l'information les concernant, préfèrent se radier du registre des valeurs cotées. Creusez bien en dessous des gros titres élogieux sur les dirigeants de sociétés ou les responsables politiques, et vous vous apercevrez que cette stratégie fonctionne bel et bien. • Faire le sacrifice de ses amis et collègues «Qui sont nos amis ? Qui sont nos ennemis ? C'est une question primordiale», écrivait Mao. Sloan approuvait. Il avait peur que le favoritisme s'applique aux dépens de l'élément le plus précieux de toute gestion réussie: l'évaluation objective des résultats. Mao poursuivait un objectif autre : il voulait que personne ne soit trop proche de lui, et donc du pouvoir ; les amis de Mao se sont souvent révélés plus dangereux que ses ennemis. Une purge en a suivi une autre. Les promotions et les rétrogradations étaient savamment orchestrées. Des paquets d'avantages ont été accordés puis retirés. Certaines destitutions se sont finalement avérées de bon augure. L'exil de Deng Xiaoping dans une usine de tracteurs l'a peut-être aidé à comprendre le monde des affaires et à redresser l'économie, mais cet avantage était évidemment involontaire. Cette démarche est logique. Des collègues proches cherchent peut-être à obtenir votre place, et les relations que vous avez avec eux détournent votre attention. Si Mao a abandonné amis, femmes et enfants, c'est probablement qu'il s'est basé sur un calcul, dont l'investissement valait la peine d'être conservé et qui devrait être considéré comme des frais fixes. Les services du passé n'ont pas été rendus. Selon Chang et Halliday, il a laissé mourir en prison un médecin qui lui avait sauvé la vie avant d'être accusé à tort de déloyauté. Mao a laissé faire : il avait d'autres médecins à disposition à ce moment-là. Les ennemis, par contre, peuvent s'avérer utiles. Mao reprochait souvent les pertes humaines à ses rivaux qui ont eu à souffrir les conséquences de ces défaites. Les noms des victimes modernes de cette tactique sont visibles sur la liste des personnes renvoyées d'une banque d'investissement après un trimestre difficile ; les médecins sont leurs supérieurs, ou ceux qui ont pris leurs postes. • L'activité en substitut à la réalisation des objectifs Mao avait pour habitude d'éviter les réunions ennuyeuses et inconfortables, en particulier lorsqu'il y avait des chances pour qu'il se fasse critiquer. Mais cette stratégie lui a probablement évité de s'enliser. Du mouvement antidroitiste de la fin des années 1950 au Grand Bond an avant (expérience ratée sur l'agriculture et l'industrie menée au début des années 60) et à la Révolution culturelle de la fin de la décennie, Mao avait toujours plus d'un tour dans son sac. Sous le règne de Mao, la Chine n'était pas à la dérive, elle carénait. La force d'impulsion venait du haut. La politique était médiocre, son application redoutable et le leadership mal dirigé, mais chaque initiative semblait créer une force centripète, car tout le monde regardait vers Pékin pour savoir comment avancer (ou éviter d'être piétiné). L'équivalent dans le monde des affaires est la restructuration, et plus elle est large, mieux c'est. Pour le patron qui se débat, la principale leçon à tirer est la suivante : si vous ne pouvez pas faire une seule chose bien, faites-en plusieurs. Plus vous aurez d'activités en cours, plus il faudra de temps pour que leurs conséquences désastreuses soient mises au jour. Et pensez très grand : pour tous ses défauts, Mao était une source d'inspiration. Bien entendu, à long terme, la réalité vous rattrapera. Mais qui s'en préoccupe ? Nous savons tous ce que nous serons à long terme.