Les parrains de la mafia subissent une pression égale de la part de la police et des hommes d'affaires. Cerné par la police, Daniele Emmanuello, «parrain» de la mafia de Gela, un port de Sicile, a tout juste eu le temps d'enfiler des vêtements par-dessus son pyjama avant de se jeter par la fenêtre. Du moins, c'est ce que l'on a cru. Il a été abattu pendant qu'il prenait la fuite le 3 décembre. L'autopsie a révélé que M. Emmanuello avait fait toute autre chose pendant les dernières minutes de sa vie : il avait avalé un petit sac en plastique contenant de minuscules notes codées. Des notes similaires ont été retrouvées l'année dernière dans la planque de Bernardo Provenzano, capo di tutti i capi de la Cosa Nostra sicilienne, ainsi que sur Salvatore Lo Piccolo, son prétendu successeur qui a été arrêté le mois dernier. Cette abondance de preuves constitue un grave péril pour la mafia. Car une fois déchiffrées, non seulement ces notes mènent les enquêteurs vers les associés, mais aussi vers les hommes d'affaires qui payent pour que la mafia les laisse en paix. En Sicile, les entrepreneurs versent à la Cosa Nostra la somme d'environ 8 milliards d'euros par an. Maintenant que la mafia est moins impliquée dans le trafic de drogue international, l'extorsion est devenue sa principale source de revenus. En conséquence, elle paraît plus vulnérable à la pression combinée du gouvernement et des chefs d'entreprise qui refusent de payer. Le lendemain de la mort d'Emmanuello, la police a appréhendé des dizaines de mafiosi suspectés et saisi le libro mastro, ou registre central, de toutes les sociétés versant de l'argent à un clan en plein essor dans la ville de Catane, à l'est de la Sicile. Le mois dernier, un document similaire a été confisqué à Lo Piccolo, ce qui a poussé la police à interroger, parmi d'autres, le chef de l'ordre des médecins de Palerme (qui nie verser de l'argent à la mafia). Pendant ce temps, un groupe, de petite taille mais en pleine expansion, composé d'hommes d'affaires, défie la mafia. Le centre improbable de cette révolte se situe à Caltanissetta, ville du centre de la Sicile, région traditionnellement en retard par rapport au reste de l'île. Le mois dernier, les membres du milieu ont montré à quel point ils prenaient cette rébellion au sérieux en mettant le feu aux bureaux locaux du syndicat patronal d'Italie, Confindustria, qui avait soutenu la révolte avec enthousiasme. Pour intimider, ils n'ont pas manqué de dérober les disques durs des ordinateurs contenant la liste des hommes d'affaires en question. La révolte contre le pizzo (expression argotique qualifiant le fait de payer pour sa protection) s'est étendue à la ville d'Agrigente, dans le sud, et suite à la mort d'Emmanuello, elle pourrait bien faire tache d'huile jusqu'à Gela. Les premiers signes de défiance apparus dans la ville dont est originaire la Cosa Nostra, Palerme, représentent un événement plus marquant encore. Le 16 novembre, trois hommes, dont le fils d'un célèbre chef de clan, ont été condamnés à une peine de prison comprise entre dix et seize ans pour extorsion. Ils ont été dénoncés par un restaurateur bien connu. Moins d'une semaine plus tôt, la ville avait vu naître sa première association anti-racket. Au moins deux facteurs sont à la base de ce changement. L'un est le vide de pouvoir dans la Cosa Nostra laissé par l'arrestation de Lo Piccolo. L'autre, plus surprenant, est la propagation d'idées économiques libérales dans une société jusqu'ici habituée à traiter ses affaires par l'intermédiaire de cartels et de patronages politiques. Enrico Colaianni, leader du nouveau mouvement de résistance des commerçants de Palerme, a énoncé, le mois dernier, dans le grand journal de Milan Corriere della Sera, les raisons de cette opposition déclarée à la mafia: «le racket fausse le marché ; si vous payez, vous acceptez de faire partie d'un système qui rejette… la concurrence libre». Giuseppe Pace, directeur des chambres de commerce de Sicile, l'a à juste titre qualifié de «moment extraordinaire». Mais lui et les autres entrepreneurs ne peuvent vaincre la Cosa Nostra seuls. Ce dont ils ont besoin, c'est d'un soutien politique. Le mois dernier, le parlement a glissé une clause dans le budget 2008, offrant des réductions d'impôt aux hommes et femmes d'affaires qui refusent de payer pour leur protection. Mais il leur en faudra plus. Une visite du Premier ministre, Romano Prodi, annoncée à grand renfort de presse, dans laquelle il accueillerait à bras ouverts les commerçants rebelles, convaincrait peut-être les sceptiques que résister à la mafia est bien plus qu'une simple excentricité courageuse.