Pour l'anniversaire du roi Mohammed VI, Libération emprunte aux codes du thriller politique de brousse: un énigmatique monarque, des auxiliaires droit sortis d'un boxing club, des institutions Potemkine, de bons blancs, d'encore plus bons indigènes, et la prémonition d'une catastrophe. Il faut de tout pour monter un univers politique. De faux mystères pour commencer: un souverain « énigmatique », vivant « presque reclus », mais qui, en même temps, se voit reprocher « ses multiples voyages à l'étranger ». L'on se plaît à rappeler qu'il est entouré, depuis quelques années, non plus seulement de « son traditionnel entourage royal », mais également des frères Azaitar, qui « n'ont plus jamais quitté le roi ». Compagnie nombreuse, voyages nombreux: bien singulière est la notion de réclusion de l'auteur. Un thriller de brousse ne peut se développer sans adjuvants qui introduisent des intrigues dans l'intrigue. Leur rôle est de combattre l'évidence: la vérité ne serait ni ce que l'on voit, ni ce qui va de soi. Elle est captive de jeux d'énigmes, dissimulée au commun. Ils font prendre au récit d'indispensables obliques; que serait un thriller où tout est élucidé, sans surprise ni rebondissement ? Il faut tenir son lecteur, quitte à infuser une dose de paranoïa, composante fondamentale du genre. La figure privilégiée est celle du bon blanc habité du syndrôme du sauveur. Que le roi prenne une saine distance de la vie politique, vu qu'existe un gouvernement, un parlement et des conseils élus, ne doit aller de soi, ni signifier ce qu'il signifie. Il faut à la place dire qu'« alors qu'il détient tous les pouvoirs, le souverain s'occupe très peu des affaires de l'Etat et est devenu difficilement accessible, ce qui accentue la crise de gouvernance dans le pays », se plaint le retraité en mal de pension Ignacio Cembrero, décrit comme la « bête noire de Rabat ». Récapitulons: un roi reclus mais voyageur, en tout temps accompagné d'une roulotte de conseillers et d'amis. Or, il se trouve qu'il « n'a plus quitté le royaume depuis cinq mois », reconnaît l'auteur de l'article. « Il multiplie depuis les annonces et déplacements à travers le pays, distribuant des sacs de nourriture aux personnes dans le besoin à Kénitra, inaugurant un hôpital universitaire à Tanger, ou décrétant un jour férié pour célébrer le nouvel an berbère ». La question est vite répondue, l'intrigue aplanie. Mais encore ? Il faut problématiser l'aspect. On reprochait par le passé à Hassan II l'étendue de son pouvoir, son omniprésence et sa gouvernance directive. Ici, il faut laisser entendre que le roi est présent sans l'être, qu'il règne sans gouverner. La présence du souverain au royaume, donc, est « une manière d'éviter les grands sommets internationaux, qu'il déteste, et de ne pas affronter sa timidité. Face aux inquiétudes des Marocains et de son entourage, il se devait de réagir de manière conséquente ». Nous y revenons: la surinterprétation paranoïaque. Un peu tiré par les pointes, mais on s'en contentera. Cette fois, c'est une autre figure du thriller de brousse qui est invoquée: le bon indigène, un peu blanc dans le fond, façon poireau ou Bounty, dûment naturalisé; il a des choses à dire, et pas n'importe lesquelles. Ce rôle est endossé par Omar Brouksy, moniteur de vacances en sciences politiques, un pied au Maroc et un autre en France, comme l'ibis de la chaîne hôtelière. L'homme qui voyait un début de révolution dans tout groupement de dix personnes au boulevard Mohammed V de Rabat, même quand il s'agirait d'un pique-nique de famille. Il ne faut surtout pas donner d'idées à Brouksy. Une monarchie exotisée L'auteur compose la suite comme un Rubik's démêlé par un daltonien. L'on parle de boxeurs et de neige de Courchevel, de bay'a et du fantôme de Driss Basri, d'astuces perte de poids et d'astuces style (« le jeune Mohammed VI apparaît comme un homme moderne et décontracté, qui porte des jeans, des lunettes de soleil et des sneakers dernier cri »), de portraits dans les classes, de mystère qui « reste entier » comme le lait, le beurre ou la crème, et même de spiritueux. « Le commandeur des croyants a longtemps été l'un des premiers débiteurs de boissons alcoolisées grâce à la chaîne de grandes surfaces Marjane, pointe Omar Brouksy. Une énième « hypocrisie sociale » alors que la législation marocaine interdit à tout établissement de vendre de l'alcool aux citoyens musulmans », lit-on en bout de piste, sans trop comprendre pourquoi. L'on imagine sans peine l'auteur s'écrier « J'ai fini ! », le travail achevé. Et l'on s'en voudrait presque de lui dévoiler les véritables séquences de couleurs du Rubik's manqué. Un vrai crève-cœur. Ce sont des choses qui arrivent, quand l'angle précède le papier. La monarchie apparaît comme une institution exotique, une cité interdite orientale dont il faut percer les mystères et les secrets. L'intérêt du journaliste de Libérationpour la royauté n'a d'égal que sa volonté de l'étriller; c'est Stéphane Bern sous captagon. Au fil de la lecture, l'exercice devient lassant. La critique est surjouée. Le journaliste essaie de localiser un problème dans chaque fait ou geste du monarque. Le roi voyage ? Il est absent. Il est au Maroc ? Il essaie de « revenir sur le devant de la scène médiatique ». Il prend des décisions, dans le respect de ses prérogatives dévolues ? Il « détient tous les pouvoirs ». Il laisse le gouvernement remplir les missions pour lesquelles il a été élu ? Il « détourne les yeux sur les maux qui gangrènent son pays ». À cette clientèle de qualité déjà évoquée s'ajoute une autre figure, celle de l'intervieweur avec ses fiches à trous, qui essaie de mettre dans la bouche d'autrui des analyses oxydées, et qui, lancé sur un sujet, en arrive presque à répondre à la place de l'expert. Cela a été le choix de Marianne qui, s'attaquant à l'anniversaire du roi, a opté pour un genre différent: celui de l'interview godiche. On pose des questions grosses comme des nuages, et on récolte les réponses dans la bassine prévue à cet effet. « Mohammed VI voulait-il vraiment le pouvoir ? », « observe-t-on au Maroc, depuis quelques années, une nouvelle restriction de la liberté d'expression et des mœurs ? », « que peut-on dire des relations entre Mohammed VI et les Marocains ? ». On se saisit ensuite des facettes les plus critiques des réponses relativement nuancées de Pierre Vermeren pour les placarder au titre et en chapo: les institutions sont un décor en carton-pâte qui disparaît à la tombée de la nuit; la libéralisation n'a pas eu lieu; le Maroc va mal; les murs nous tomberont dessus. Chez Marianne comme dans Libération, il faut bien s'essayer à la notation. « Le Maroc est retombé en 2022 au niveau de pauvreté et de vulnérabilité de 2014, selon le Haut-Commissariat au Plan. La liberté d'expression et les droits des femmes ne s'en sortent guère mieux », prévient Libé. Le bilan du roi « à la tête du Maroc est mitigé. Le pays demeure faible économiquement, très conservateur, répressif ». Et quand Vermeren explique de façon plutôt détaillée la faillite de l'éducation nationale et les résistances auxquelles se confrontent les réformes, en notant que « la société a sa part de responsabilité car le système éducatif n'est pas contesté », Marianne écrit que la monarchie « semble vouloir maintenir sa population dans un système éducationnel médiocre ». Loin de ne porter que des constats, par ailleurs exprimés par des instances officielles nationales (ce qui semble peu compatible avec l'image de régime absolutiste dessinée par la presse...), on exprime ainsi des prémonitions. Le Maroc risque d'éclater. Le risque est partout. L'on retrouve, dans le papier de Libération, l'intégralité des avatars et des fadaises obligatoires sur le Maroc. Le propos est répétitif et redondant. Le texte est au mieux un variant Omicron de papiers déjà écrits, maintes fois publiés, ressassés, alimentés d'informations de contrebande, nourris des mêmes sources; variant après variant, les thèses se font plus chétives, moins nuisibles, mais paradoxalement plus évasives face au système immunitaire médiatique, dont il est attendu de réguler la bêtise. Le désir de discrétion du roi s'accommode mal d'une vague voyeuriste qui a submergé l'ensemble des médias de l'Hexagone, au-delà de la presse people. Bons clients, les chefs d'Etat ont décidé d'entretenir cet intérêt, en faisant de l'exhibition du privé l'ordinaire de la vie politique. L'étalage de soi est devenu la norme; la discrétion et la retenue, autrefois qualités valorisées du politique, sont désormais perçues pour anti-démocratiques. Il n'est donc guère étonnant que le « mystère » de Mohammed VI soit le moteur des critiques formulées à son endroit.