Toute sortie d'un dignitaire algérien est le symptôme d'un naufrage. Après avoir provoqué l'effondrement économique et social d'un des pays les mieux dotés en ressources en Afrique, puis la faillite de toute forme intelligence politique et diplomatique au sein d'un Etat qui, naguère, dictait la politique continentale, le régime algérien s'attaque désormais à son dernier ennemi en date: le bon sens. Chaque fois qu'on estime qu'il a atteint le plafond de l'aberration, le régime algérien surprend et ajoute un étage. Dans sa dernière interview, le président algérien a placé la barre très haut. Alors que son pays fait face à l'une des pires crises qu'il ait connues ces deux dernières décennies, et que l'eau prend de partout, Abdelmadjid Tebboune a cédé à la tentation de l'explication magique: l'Algérie ferait face à des complots d'entités malfaisantes. Incendies provoqués par SMS entre Paris et Rabat, terroristes avec villa, gardes et vue sur mer, le président algérien nous a récompensés d'un all-in. Dans sa performance télévisée, énième d'une interminable série d'entretiens d'un individu qui s'efforce d'exister médiatiquement, Tebboune ne s'accommode ni des faits, ni des dates. Il réécrit sans gêne l'histoire. George Washington aurait, selon lui, remis des revolvers à l'Emir Abdelkader, et de la façon dont il narre les faits, on imagine les deux hommes comme deux vulgaires cowboys du Midwest qui se tapent réciproquement sur l'épaule et s'en vont ensemble chasser l'alligator des plaines, à supposer qu'il y eut des alligators des plaines; rien n'empêche, vu le stade du délire où nous sommes. Seulement, en parlant de George Washington et de l'Emir Abdelkader, Tebboune a oublié un détail: l'un était mort avant que l'autre ne soit né. Et si aujourd'hui l'Emir algérien, figure universellement respectée, se levait de sa tombe pour voir l'état du pays pour lequel il a lutté, été emprisonné et exilé, il répudierait volontiers le président algérien et le régime qui l'a porté. Abdelmadjid Tebboune est un homme d'un autre siècle. Il appartient à cette génération de grands-parents qui réunissaient leur famille autour du feu pour leur raconter les guerres du 20è siècle, le coût de la vie en 1960, les derniers jours des Français et à quel point De Gaulle était grand. De longs récits où cohabitent le vrai et l'imaginé, le souvenir et l'invention, dans un écheveau impossible à démêler. Tebboune appartient au siècle de ceux qui ont vécu l'histoire en étant les figurants de son fil, mais dont ils ne gardent qu'une faible connaissance: la mémoire défaille, tout finit noyé sous une masse de souvenirs apocryphes. On apprécie cette génération pour sa sympathie et pour sa contribution à la transmission. On l'apprécie pour ce qu'elle est et ce qu'elle a fait de nous. Mais nul, de nos jours, ne lui confierait les clés d'un Etat. Et c'est faire insulte au 21è siècle que de faire appel à des personnages d'hier pour y jouer un rôle. C'est vivre le présent avec un prêt du passé, et en hypothéquant l'avenir. Au moment où les pays du monde optent pour un rajeunissement de leur personnel, l'Algérie réhabilite des épaves flottantes, parlantes et malheureusement nuisibles. Des épaves kamikazes qui, sachant qu'elles iront bientôt sous les fleurs ou à la rencontre leur créateur, selon leur croyance, cherchent à entraîner tout un pays dans leur chute. Faire des institutions et des centres du pouvoir des gérontodromes dirigés par des papys-la-tremblotte n'est pas le seul crime consommé contre les générations futures: la persistance d'une agressivité aux racines poussiéreuses et décrépites (le président algérien comme ses généraux parlent toujours de la guerre de 63…), ainsi que celle d'un complotisme sénile et vieux-siècle sont à ajouter au compte. Il en va des affabulations du régime algérien comme du moulin à sel du conte rapporté par Peter Christen Asbjørnsen et Jorgen Moe qui, aussitôt mis en marche, ne peut être arrêté. Ultimement, il finit par déborder et inonder la mer entière. Après le président, d'autres acteurs ont suivi, alléchés par l'effet d'aubaine. Ainsi, au micro d'Ennahar, un analyste sportif a accusé le Maroc d'avoir fomenté un complot contre la pelouse du stade de Blida. Sans jamais préciser par quel instrument cette opération de sabotage a pu être menée (sortilège ? djinns mangeurs de gazon ? satellite doté d'un module laser qui provoque des nids de poule ?), le commentateur y est allé tout d'un vent, ignorant les questionnements étonnés du présentateur. C'est désormais une Algérie entière qui est abreuvée du thème du complot. Et rien ne semble désormais arrêter le moulin à sel qui, vraisemblablement, connaîtra le même sort que celui du fameux conte: il moudra et moudra, finira par submerger le navire et emportera ses occupants dans son naufrage. Et il continuera de moudre au fond de l'océan…