Mon chauffeur de taxi est agité. Sa conduite m'inquiète. Une serviette sur les genoux, les mains posées partout sauf sur le volant, il me regarde plus souvent qu'il n'observe ce qui se passe devant lui. Il louvoie entre les voitures, les cyclomoteurs et les piétons avec une dextérité déconcertante. Je suis bien aise qu'il m'ait pris en charge. Les taxis drivers de Casablanca ne s'arrêtent que si la direction où vous souhaitez vous rendre, et que vous avez eu l'intelligence de leur indiquer au préalable par la main, leur convient. Tant de taxis avant lui sont passés devant moi sans daigner s'arrêter, indifférents à mes signes désespérés et à mes sifflets enroués. Mon rendez-vous commençait à me sembler compromis. La vue du tacot n'est pas rassurante. L'état des pneus m'a rendu fébrile. La carrosserie a fait plusieurs guerres. Les sièges ont rendu l'âme. Les amortisseurs ne répondent plus aux sollicitations des chaussées. Mon chauffeur de taxi est intarissable. Il n'a pas arrêté de discourir. Il n'attend pas mes réactions. Il fait les questions et les réponses. Lorsque je suis monté dans son vieux bahut, je lui ai tout juste demandé comment vont les choses. Je ne savais pas que cette question anodine allait libérer un torrent de paroles. – Comment voulez-vous que ça aille bien ? se tourne-t-il en me prenant à partie. Je me sens comme coupable d'avoir évoqué le sujet qui fâche ! Le temps de me ressaisir, mon conducteur a déjà poursuivi sa diatribe. – À la fin de la journée, il me reste des miettes une fois que j'ai réglé le propriétaire de l'agrément. Et pour arranger le tout, le gouvernement ne trouve rien de mieux que d'augmenter le prix du carburant ! Je le dévisage. Il porte une longue barbe. – Vous avez pourtant voté pour lui ! ne puis-je m'empêcher de lui dire avec une assurance empruntée. – Oui, confirme-t-il. Je ne savais pas qu'il allait faire ce coup. Le comble, ils affirment que ça ne concerne pas les pauvres ! Uniquement ceux qui ont une voiture ! Qu'en savent-ils ? – Le pétrole a renchéri, essaie-je de le raisonner. Le gouvernement ne peut pas payer pour nous à vie. Il marque un temps d'arrêt, me fixe des yeux. Cela me paraît long. – Mon bon Monsieur, poursuit-il avec la même verve, les gens attendent beaucoup des gouvernants. Mais les gouvernants sont dépassés ! Ils ne savent plus quoi faire ! Le monde va à la dérive. Il est devenu complexe. Personne ne sait ce qui se passe. Mais moi je sais ! Et je sais depuis quand ! Mon chauffeur de taxi a pris un air mystérieux. Il a lâché les derniers mots en penchant la tête vers moi. Comme si nous étions de vieilles connaissances. Comme s'il allait me livrer le secret de l'univers. Je recule instinctivement, de moins en moins rassuré. Il change brusquement de file, évite un motocycliste, lâche un coup de klaxon rageur et poursuit : – Le monde est devenu fou depuis l'invasion de l'Afghanistan et la guerre en Irak. Il me jette un coup d'œil, comme pour vérifier l'effet de sa phrase sur moi, puis reprend en pointant l'index vers le ciel : – Depuis ce moment-là, l'Occident est à la dérive. Rien ne va plus. Ils pensaient couvrir leurs guerres par le pétrole. Ils ont récolté récession et chômage. Ils n'arrivent plus à s'en remettre. Leurs peuples ont aujourd'hui les mêmes problèmes que nous. Sauf que nous, on a l'habitude. Eux, ils découvrent. Alors à voir ce qui se passe chez les Américains, chez les Européens, et chez les frères arabes qui ont vu les fleurs de leur printemps chuter plus vite qu'elles n'ont bourgeonné, normal que les gens chez nous aient peur. Ils ont peur que ça arrive chez nous aussi. Ils ont peur pour leurs enfants, leurs boulots. Ils ne savent plus de quoi demain sera fait. Se détournant de la chaussée, il me fixe d'un air résolu. Je me fais tout petit dans le siège délabré. – Ils doivent s'attendre à des temps bien plus durs. Le monde n'est plus ce qu'il était. Les gouvernants sont incapables de répondre à nos inquiétudes. Ils ne réformeront ni l'école, ni la justice, pas plus qu'ils ne fourniront du boulot aux jeunes ou qu'ils mettront fin à la corruption et à la dilapidation des deniers publics. Trop tard. Ça ira en empirant. Ils n'y pourront rien. Alors qu'ils augmentent le carburant ou pas… – Et comment vous savez tout ça ? balbutié-je. Mon chauffeur de taxi me jette un regard appuyé, comme contrarié. – Vous avez une idée du nombre de personnes de tout acabit avec qui je discute chaque jour ? Vous êtes ici dans une agora ambulante mon bon Monsieur, pas dans un taxi !