«Ne pas rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre.» C'est ainsi que l'on peut résumer la philosophie que nous a léguée Pierre Bourdieu, mort mercredi à l'âge de 71 ans. Itinéraire. Pierre Bourdieu était né le 10 août 1930 à Denguin, dans les Pyrénées-Atlantiques. Après ses études au lycée, il entre à l'Ecole normale supérieure en 1951, obtient en 1954 son agrégation de philosophie, est nommé l'année suivante professeur au lycée de Moulins. Il fait son service militaire en Algérie et, entre 1958 et 1960, est assistant à la faculté des lettres d'Alger. C'est à ce pays qu'il consacre ses premiers livres (Sociologie en Algérie, 1958 ; Travail et travailleurs en Algérie, 1963) et ses premiers articles : sa description des rituels kabyles comme son analyse du sentiment d'honneur, menés avec le plus grand souci méthodologique, l'enquête de terrain, l'usage des statistiques, l'analyse linguistique, lui valent vite la notoriété. De retour en France, il est nommé, entre autres nominations, assistant à la Sorbonne puis maître de conférences à la faculté des lettres de Lille. Bourdieu atteint le sommet de sa carrière en 1981, au moment où il devient titulaire de la chaire de sociologie du Collège de France. Son prestige, qu'il utilisera comme un glaive contre le pouvoir dominant et en défense des «damnés de la terre», sera dans les derniers vingt ans de plus en plus grand. Il restera toute sa vie partagé entre la popularité, digne des plus grandes stars du Cinéma, et la reconnaissance internationale que l'on doit aux grands hommes de science, couronnée en 2000 par la plus haute distinction en antropologie, la médaille Huxley, remise par l'Institut royal de Grande-Bretagne et d'Irlande. A son retour d'Algérie, Bourdieu se consacre à un autre thème brûlant dans le contexte des années 60 : l'éducation. Avec Jean-Claude Passeron, il publie un petit livre dont le succès est fulgurant : les Héritiers (1964), et, quelques années plus tard, toujours avec Passeron, la Reproduction (1970). Dans ces ouvrages est mis en évidence, par-delà l'influence des «inégalités économiques», le rôle de l'«héritage culturel», dans la perpétuation des inégalités des chances à l'école. Bourdieu analyse les divers modes à travers lesquels se constituent les institutions sociales, les formations idéologiques, les critères du goût et les styles de vie, les discours, les formes de langage, le champ littéraire, artistique, journalistique, sportif, sexuel, scolaires.... Bref, de tout ce qui impose les structures mentales à travers lesquelles on perçoit le monde social et culturel. Bourdieu s'attaque à tous les principes qui permettent de comprendre les valeurs, les comportements et les intérêts soit de groupes sociaux, avec par exemple ses travaux sur le patronat, les intellectuels (les Règles de l'art), soit d'une discipline particulière (les Structures sociales de l'économie) ou du discours ordinaire (Ce que parler veut dire), du discours politique, juridique ou philosophique (l'Ontologie politique de Martin Heidegger). Pour un tel projet, Bourdieu avait aussi besoin d'analyser le rôle et le statut de la sociologie elle-même, de la doter de la plus grande scientificité et d'interroger critiquement cette scientificité. On allait jusqu'à le comparer à Freud ou à Marx pour avoir fait dans la sociologie une «révolution» comparable à la leur. Comme Zola, Sartre ou Foucault, comme tous les intellectuels qui tentent de lier leur travail littéraire ou philosophique aux événements qui informent et déforment le monde, Bourdieu a été tout à la fois le diable et l'eau bénite, honni jusqu'à l'exécration, adulé jusqu'à l'idolâtrie par ceux qui épluchaient ses écrits, tels des versets de Bible.