Souvent ce sont les intellectuels et les écrivains qui parlent de l'émigration et de différents aspects et dimensions liés à cette question, mais la rencontre "Paroles ouvrières", organisée vendredi soir à Casablanca, constitue l'une des rares occasions où les travailleurs marocains, émigrés de la première génération, ont la voix au chapitre. "Les Marocains du monde à l'honneur", slogan hissé par le Conseil de la Communauté marocaine à l'Etranger pour la 16ème édition du Salon international de l'Edition et du Livre (SIEL) a trouvé son expression la plus éclatante, le temps de cette soirée, tellement ces émigrés marocains de la première heure avaient soif de s'exprimer et avaient besoin de relater la "vraie" parole, partant de leurs propres expériences. C'est la voix qui manquait au chapitre de l'émigration marocaine en France, en Belgique, en Allemagne et dans d'autres continents. Si le "SIEL 2010" a honoré les Marocains du monde en impliquant plusieurs écrivains, intellectuels et créateurs marocains vivant à l'étranger dans les débats sur la culture, en général, la restitution de la parole aux anciens travailleurs de l'industrie automobile et des gisements de charbon, témoins de coups de grisou et qui se rappellent avoir observé un arrêt de travail d'une semaine pour revendiquer des gants de travail, constitue l'un des moments forts de cette édition du Salon. Quatre d'entre eux, des immigrés de France, outre une dame de la seconde génération vivant en Grande Bretagne, se sont ainsi, tour à tour, prêtés au jeu des questions-réponses de Zakia Daoud, qui animait la soirée, relayée par un parterre d'intellectuels et d'étudiants passionnés de l'histoire de l'émigration et de ses dimensions sociale, culturelle, religieuse et familiale. Mohamed Amri, Abdellah Samate, Mustapha Idbihi et Mohamed Ouachekradi, ce dernier qui avait la chance de s'inscrire à la faculté, dans une revanche inachevée, avant de devenir ouvrier dans le secteur de l'automobile, outre Souad Talsi, se sont adonnés à la narration de leurs "romans-feuilletons". Le point de départ était un départ à travers des réseaux ou par le biais de l'Office des Migrations internationales (OMI) vers des mines, pour certains, pour battre le charbon, une tache que la plupart des travailleurs du pays d'accueil ne voulaient pas accomplir, et, pour d'autres, c'était vers l'industrie automobile, comme destin. Sur place, les conditions d'accueil et de logement étaient déplorables et le climat difficile à supporter: une chambre louée par ceux qui exploitaient la misère des nouveaux arrivants et 12 heures de travail par jour, y compris le samedi, se remémorent-ils, ce qui va rendre, dans une phase ultérieure, la réalisation du rêve du droit au regroupement familial incertaine du fait que le logement "décent" était une condition sine qua non, pour ce faire. Bien sur, l'émigration à travers les réseaux ou l'OMI était entourée, au préalable, de conditions d'âge (18-28 ou 30 ans maximum), de célibat et d'acceptation de contrats de courte durée (18 mois en général) pour contourner le regroupement et "se débarrasser" au besoin des personnes atteintes de tuberculose ou d'autres maladies "professionnelles" non reconnues à l'époque en tant que telles, relatent certains d'entre eux, la mémoire fertile. Même dans les cas où ils ont réussi, tant bien que mal, beaucoup plus tard à faire venir leur famille, les épouses n'arrivaient pas à s'adapter à la nouvelle situation et restaient donc cloisonnées chez elles. "C'est où la cuisine?", s'est demandée l'une d'elles au seuil de la chambre unique du couple faisant office de logement! "Je devais lui acheter du pain et faire le marché, chaque jour avant d'aller au travail", raconte son époux, ajoutant que l'idée de retour au pays était, par conséquent, présente et posée tout le temps, mais jamais mise en exécution. "Nous sommes une génération du va-et-vient, nous vivons dans +l'entre-deux+ et c'est une réalité qui doit être reconnue et traduite en droit", dit-il, ajoutant que "parti à 18 ans", l'enfance du Maroc lui manque énormément, c'est une sorte de blessure inguérissable. Abdellah Samate, originaire de Taroudant, ouvrier totalement dévoué à son travail et décoré, par la suite, de la Légion d'honneur, plus haute distinction honorifique de la République française, pour ses activités syndicales et son combat pour les droits des travailleurs, se rappelle notamment que le chef d'atelier, qui lui tapotait gentiment l'épaule en disant : "Bravo Mohamed" (parce que tous les Arabes à l'époque étaient des Mohamed), a arrêté son cinéma dès qu'Abdellah a eu un accident de travail grave. Il a plutôt commencé à voir le moyen de le renvoyer au "bled", ce qui a suscité, en revanche, en Abdellah une prise de conscience de la nécessité de s'engager dans l'action ouvrière avec ses compatriotes et dans l'action syndicale française. Il apporte son témoignage quant aux grandes grèves des Marocains des mines en 1962, 1968, 1980, et 1987. Dans ce registre, son compatriote, Mohamed Ouachekradi, qui avait dans son CV une inscription à la faculté de sociologie, a saisi à bras-le-corps, l'action syndicale notamment au sein du "Mouvement des Travailleurs arabes" et, dans un deuxième temps, au sein de "l'Association des Marocains en France". Cependant, tout n'est pas peint en noir. Ces ouvriers portent, en effet, en eux-mêmes, un riche apport culturel légué par les pays d'accueil, les traces des combats pour des droits démocratiques et égalitaires et pour des valeurs culturelles et sociales. Ils se déclarent, dans ce cadre, fiers des luttes menées par le grand philosophe français, Jacques Dérida, pour les droits des immigrés, et sont émus par son soutien et son engagement public aux côtés des immigrés marocains et maghrébins. Ce rapprochement entre les penseurs et les ouvriers porte également l'empreinte du sociologue Pierre Bourdieu et d'autres intellectuels, qui se sont engagés dans le combat social, témoignent ces braves compatriotes dont certains se remémorent également de l'héritage de Mai 68 en France et son apport indéniable à la devise de la France : "Liberté, Egalité, Fraternité". L'autre apport positif est l'espoir sur lequel ils ont vécu en tentant d'assurer la jonction des générations et en investissant dans la scolarisation et l'éducation de leurs enfants. Résultat mitigé, pour certains, et mission réussie, pour d'autres qui constatent le succès d'un grand nombre des enfants de l'immigration dans leur vie professionnelle ou politique et dont certains sont devenus des parlementaires dans les pays d'accueil.