«La langue de l'hôte» est l'intitulé du livre d' Assia Belhabib consacré à l'œuvre d'Abdelkébir Khatibi, un des plus illustres intellectuels marocains. Assia Belhabib explique les enjeux et les raisons de l'écriture de cet ouvrage. ALM : A qui s'adresse cet ouvrage ? Est-t-il destiné aux universitaires ou au grand public? Assia Belhabib : A travers ce livre, je voulais d'abord donner une réponse à mes étudiants qui ont souvent considéré l'écriture de Khatibi comme inaccessible, du moins hermétique ou en décalage par rapport à la réalité marocaine. Il était urgent de rétablir les faits, de sortir l'un des plus grands penseurs marocains de l'ombre, de le replacer dans le contexte international, tant sur le plan de la philosophie que de la littérature. C'est pour cette raison que mon livre n'est pas une analyse détaillée des œuvres majeures de Khatibi mais un dialogue avec d'autres intellectuels du monde comme le regretté Driss Chraïbi, Edouard Glissant, Abdelfattah Kilito, Claude Ollier, Todorov, Derrida et bien d'autres encore. Au fur et à mesure que mon travail progressait, je me rendais compte qu'un lectorat plus large pouvait y trouver un intérêt de lecture.
Pourquoi cet ouvrage a été publié aujourd'hui, sachant que Abdelkébir Khatibi a actuellement des soucis de santé ? Est-ce pour lui rendre hommage ? Cela faisait plusieurs mois que le livre était en préparation aux Editions Okad. Ces dernières ont tenu à le publier d'abord parce qu'elles ont déjà édité plusieurs livres de Khatibi et puis parce qu'elles trouvaient intéressant de publier un livre sur un de leurs auteurs préférés, notamment un ouvrage qui n'est pas inscrit dans la stricte tradition académique. On voulait aussi que le livre soit prêt pour être exposé lors de la 15ème édition du Salon international de l'édition et du livre (SIEL) de Casablanca. Le hasard du calendrier a voulu que le jour même de la sortie du livre, exactement le 5 février, j'apprenne que Abdelkébir Khatibi était souffrant. Je me suis rendue à son chevet avec un exemplaire du livre et là j'ai compris que cet essai, je l'avais aussi conçu comme un hommage vivant à un intellectuel exigent et généreux, sensible et profond. J'étais très peinée de le savoir malade. Je lui souhaite un prompt rétablissement car Abdelkébir Khatibi a encore beaucoup à faire et à écrire. Que signifie le titre «La langue de l'hôte» ? Et que représente l'œuvre de Abdelkébir Khatibi ? La question centrale, celle qui m'a donné envie d'écrire ce livre est la question de la langue. L'hôte est en français un nom qui a deux sens : il est soit celui qui reçoit et celui qui est reçu. Cette ambivalence me semble tout à fait convenir quand il s'agit de l'écriture dans la langue dite étrangère: recevoir ou être reçu dans la langue de l'autre. L'œuvre de Khatibi illustre très bien cette problématique. Depuis son premier livre La Mémoire tatouée, publié en 1971, il n'a cessé d'approfondir la question de la langue et de «l'identité fluide» qui ne peut être dissociée de l'appartenance à différents signes de reconnaissance. La poétique de Khatibi célèbre justement l'hospitalité dans la langue et le dialogue avec d'autres modes de penser dans une perspective interculturelle. Il me semble plus que jamais nécessaire de ne pas interrompre cette volonté de dialogue.