Employé d'une maison de production à Casablanca, Jamal n'est pas le genre à faire son cinéma. Coursier de confiance, assistant polyvalent et artiste de talent, on a du mal à comprendre sa modestie et sa discrétion… «Serait-il possible de montrer mes tableaux sans parler de moi ?». Jamal Frogui surprend tout d'abord par sa modestie. Il faut multiplier les arguments pour le convaincre que les tableaux qu'il peint à ses heures perdues valent réellement que l'on s'y attarde ; et que l'on s'en détache avec la curiosité de mieux connaître leur auteur. Sachant que Jamal se distingue surtout par la façon dont il exerce son métier de coursier, au service d'une maison de production audiovisuelle à Casablanca. Coursier ? Le mot est insuffisant à contenir l'ensemble de ses fonctions. Il suffit de constater la façon dont il gère les situations qui nécessitent de prendre vite une décision : «On règle le problème d'abord, on discute ensuite, quitte à mettre les responsables devant l'initiative accomplie ». Sachant que Jamal fait évidemment partie de ces coursiers auxquels on peut confier ses yeux, à plus forte raison des documents ou de l'argent… Il est deux heures du matin, devant la villa de ce quartier résidentiel excentré où l'équipe de tournage met en boîte le dernier plan d'une publicité pour un produit de grande consommation. Au volant de la berline de location dont il a la charge depuis le début de la phase de tournage, Jamal assure les accompagnements. Cette fois, c'est la figurante principale qu'il faut raccompagner jusqu'à la maison de ses parents. Lourde responsabilité. Il s'assure notamment que la jeune fille a refermé la porte derrière elle avant de prendre le chemin du retour et de se tenir à disposition des derniers techniciens et du patron. Au croisement des boulevards Roudani et Zerktouni, Jamal ralentit prudemment : «C'est l'heure où tous ceux qui circulent en voiture s'imaginent qu'il n'y a plus qu'eux en ville. Un accident est si vite arrivé…» Comme tous ceux qui n'ont pas droit à l'erreur, malgré le manque de sommeil traditionnel des tournages marathoniens et la fatigue accumulée, Jamal bouclera cette «journée » avec la satisfaction tranquille du travail bien fait. Comment se retrouve-t-on, à quarante-trois ans, rouage vital d'une maison de production en vue ? Par un baccalauréat en lettres modernes, pour commencer, pour en finir aussi avec l'obligation d'étudier : «Rien ne s'opposait à ce que je poursuive mes études au-delà du baccalauréat, reconnaît Jamal, mais je n'étais pas si raisonnable que ça à l'époque. Dieu merci, je n'ai pas suivi le chemin dans lequel d'autres se sont perdus… ». Au lieu donc de se perdre, Jamal choisit d'affronter la vie, la vraie. Il se consacrera pendant cinq ans à faire fructifier une petite ferme dans la région de Fès, région natale de ses parents. Mais les oliviers de ce lopin de terre, patrimoine de ses parents, souffrent de la sécheresse qui frappe la région. Jamal tourne donc la page de ce premier métier, avec sans doute le sentiment qu'il ne s'agissait là que d'une étape destinée à le forger, à le tremper. Retour à Casablanca. Une entreprise espagnole qui vient de décrocher un contrat de mise en place d'une installation industrielle pour le compte de l'OCP le recrute. Pendant neuf ans, il fera l'apprentissage de son nouveau métier : assistant polyvalent et homme de confiance. Entre-temps, il se marie, s'installe dans la vie. Jusqu'à ce que le contrat de son employeur avec l'OCP ayant atteint son terme, Jamal se retrouve libre de tout engagement. Que faire ? Du commerce, pourquoi pas ? A Fès, il ouvre une boutique où il vend de la musique et du matériel électronique. Mais la boutique ne rapporte pas suffisamment et surtout il y a son destin qui l'attend encore au tournant. Il confie donc l'affaire à son frère, qui n'a pas, lui, la charge de famille, et rentre à Casablanca. Nous sommes en 2004. Méthodiquement, Jamal entreprend de trouver un travail à la hauteur des ses compétences et surtout de ses responsabilités : il est père désormais, une adorable petite fille est venue illuminer sa vie. C'est ainsi qu'un exemplaire de son CV atterrit sur le bureau de son patron actuel, dans cette maison de production qui venait tout juste d'ouvrir et qui cherchait un coursier. Jamal fait partie du groupe des cinq candidats présélectionnés. Sa rencontre avec le patron lui donne le sentiment d'avoir fait bonne impression. Au tour final de la sélection, ils ne sont plus que deux. Quinze minutes après le dernier entretien, son téléphone sonne alors qu'il est encore dans le quartier : il est engagé. Aujourd'hui, ses tableaux font partie du décor de la villa où « sa » maison de production est installée. Certains tableaux sont encadrés, d'autres pas, mais tous imposent l'évidence d'un talent certain. Entre expressionnisme abstrait et onirisme pas si naïf que ça, formes, couleurs et compositions disent simplement, en fait, le plaisir que Jamal prend à peindre, lui qui a toujours, confie-t-il, eu le goût de créer et de célébrer la beauté. Au point de ne pas hésiter à les reprendre, en tout ou en partie, lorsqu'un avis le convainc que ça serait mieux ainsi, pas encore au point de se sentir prêt à exposer autrement qu'en privé. Lorsqu'il aura le temps de s'y consacrer vraiment, il y pensera plus sérieusement. Pour l'instant, modeste décidément, il se contente du plaisir que lui procure la peinture. Son portable vient de sonner. Jamal doit y aller…