« Ils sont devenus trop nombreux ces mendiants, ils sont partout et la plupart d'entre eux ne sont même pas dans le besoin », c'est par ces termes que cette dame-mendiante engage la discussion... Assise à même le sol, vêtue d'une djellaba vert-pâle, une djellaba qui a connu des jours meilleurs et dont le tissu est bien marqué par les outrages du temps, des dards du soleil et du lavage. Son petit visage, proportionnel au reste de ses mensurations, est dissimulé derrière d'immenses lunettes de contact. Son sourire dévoile une dent latérale et une canine en or jaune. Un mocassin gris au cuir sérieusement altéré en guise de chaussures, modeste foulard blanc à l'orée sérigraphiée et, petit détail, sur l'annulaire de la main gauche, une bague sertie d'une pierre verte, assortie avec sa djellaba, tout aussi modeste, comme le reste. Un autre détail frappant est la propreté de cette dame et de ses vêtements. Cette bonne dame, 71 ans, a adopté la mendicité, depuis des années, comme profession. C'est une professionnelle, puisque, évidemment, c'est de ça qu'elle vit. Un gagne-pain pas très honorant, certes, mais qu'elle est obligée « d'exercer », car elle est veuve, sans enfants, elle vit seule et dans la solitude. D'ailleurs, c'est avec beaucoup de timidité qu'elle aborde les passants, sans un mot, se contentant d'un simple regard implorant. Son lieu de travail, l'entrée d'une pâtisserie. Elle rejoint son « boulot », en bus, tous les jours vers 9h, pour revenir à son domicile « après la prière d'Al-Âsr », précise-t-elle. Prière qu'elle accomplit sur-place si ses ablutions sont toujours valables. Lorsqu'elle parle de son vécue, de temps à autre, les larmes lui submergent les yeux, sa gorge se serre au fur et à mesure du débit de paroles, dégageant sa monture géante pour essuyer ses petits yeux gris. « Depuis l'âge de 12, je travaille chez des gens, principalement des Français, qui m'ont appris beaucoup de choses, notamment la cuisine, je leur préparais de la purée, des pâtes avec des recettes diverses, des gâteaux, du rôti, etc. Je faisais également le ménage, mais là, la santé m'a trahie, regardez mes mains, je ne peux plus travailler, soulever, balayer, etc. C'en est fait de moi, et j'en suis réduite à mendier afin de subsister», raconte-t-elle. Concernant ses «recettes», financières, bien entendu, celles-ci ne s'élèvent guère, selon ses dires, au-delà d'une moyenne de 40 DH par jour. Mais il est des jours où des passants au grand cœur lui remettent des billets. « Ce monsieur, par exemple, m'a donné 100 DH hier, que Dieu le garde », dit-elle à propos d'un bonhomme, pénétrant dans l'immeuble limitrophe à la pâtisserie en question. C'est que, des jours, elle peut compter sur les âmes charitables, contrairement à d'autres jours où la caisse ne fonctionne pas à grande vitesse. Mais le fait que notre bonne dame n'atteigne pas les montants astronomiques que se font quelques mendiants, est surtout le corollaire de son inamovibilité. En effet, elle a moins de chances de croiser un nombre important de passants, contrairement aux mendiants qui sillonnent la ville de long en large. Quant à son logement, celui-ci consiste en une modeste chambre sur le toit d'une maison, dans un quartier populaire. A l'intérieur, elle dispose tout de même d'un petit réfrigérateur, petite télé et, précise-t-elle, d'une seule lampe. C'est son cousin décédé qui l'avait mise à sa disposition. Elle s'acquitte toutefois des frais d'eau et d'électricité, dont le montant des factures, à compteurs uniques, est partagé par tous les habitants. Cela lui coûte une moyenne de 120 DH en électricité, tandis que pour l'eau, elle doit débourser plus de 200 DH. « Ces crétins de voisins gaspillent l'eau bêtement, ils ont des machines à laver, des douches, etc., alors que moi je ne consomme presque rien». Mais là, le fils du cousin bienfaiteur veut l'en déloger aujourd'hui, sous prétexte qu'elle ne paye pas de loyer. Un autre sujet qui fait rejaillir ses larmes. « Tout ce que je veux, c'est une petite chambre où loger, je suis prête à débourser la somme de 300 DH pour cela», indique-t-elle. Combien lui rapporte son «métier» par mois ? Dieu seul le sait et elle ne nous en dira pas plus, sauf que cela suffit à peine à subvenir à ses besoins vitaux. Elle doit, notamment, se payer des crèmes de massage pour ses rhumatismes, ainsi que quelques médicaments de temps à autre. L'équivalent des maisons de retraite ? « Pas question, c'est d'une saleté morbide ! En plus, cela ressemble plus à une prison qu'à une maison pour vieux », rétorque-t-elle. Et en matière de sécurité, les mendiants sont également des cibles potentielles pour les détrousseurs « intelligents ». « Un gars m'avait proposé de compléter le prix de ma pommade. Je lui ai donné près de 50 DH que j'avais sur moi, en plus de l'ordonnance, et puis, plus rien, ni lui, ni pommade ni ordonnance ! », se rappelle-t-elle. Elle n'est pas à l'abri des rafles, non plus. Un jour, elle raconte s'être retrouvée dans un centre, pendant trois jours, avec des drogués comme colocataires. L'histoire de cette petite dame est une parmi des centaines de milliers. Nous sommes partis, elle est restée, son regard espiègle nous a raccompagné jusqu'au véhicule. Pour elle, nous ne sommes que de simples passants, elle en a vu d'autres, elle en verra encore, jusqu'à la fin de ses jours.