La majorité des intellectuels musulmans que nous connaissons nous alertent : pas de victimisation des bourreaux, pas de compréhension pour les fiancés de la mort et les amants du suicide. Un spectre hante le début de ce XXIe siècle, celui du terrorisme. Depuis le 11 septembre 2001, il a changé le monde et transformé la superpuissance américaine en un archange pourchassant le dragon partout, même là où il n'est pas. Même en Irak, où on ne l'a pas trouvé. La dérive islamiste du monothéisme musulman fonctionne comme la seule véritable idéologie de la violence du siècle. Et ce n'est pas pour rien que la représentation de cette violence obsède la fiction. J'ai vu les scènes des tueries de Casablanca en sortant d'une salle où l'on projetait une histoire d'assassinats en série dans le Colorado. Qu'y a-t-il de commun entre les deux adolescents d'«Elephant», titre du film de Gus Van Sant, candidat à la palme d'or à Cannes, et les kamikazes de Casablanca, de Riyad et de Jérusalem? En principe, pas grand-chose, mais les points communs doivent être soulignés. Tous veulent tuer le plus de monde possible. Tous se sont procurés des armes avec facilité. Tous ont intégré la mort comme destin. C'est peut-être là l'essentiel. La vie est désacralisée. Le plaisir du meurtre l'emporte sur la peur de mourir. En fait, cette peur n'existe même plus. Le désir de mort devient inséparable du désir de tuer. Finalement, l'idée même de sacrifice compte peu. On n'abandonne rien qui ait une valeur. On ne se prive de rien dont la survie représenterait quelque chose. À partir de là, tout diffère. Le terroriste, bien que soumis à un véritable dressage, a besoin de la bénédiction familiale, de l'incitation du groupe et de la promesse d'une autre vie. Alors que les tueurs de Columbine sont un peu somnambules, ceux de Casablanca et de Jérusalem sont robotisés dans le comportement mais conditionnés dans l'imaginaire. Non seulement ils savent déjà qu'après leur mort, ils seront pour leur famille et pour leurs frères des idoles, mais ils sont convaincus que la mort ne sera pour eux qu'une façon de changer de vie. Ils gagneront plus certainement et plus rapidement que les autres un ciel de réconfort et de récompenses. La cause qu'ils servent est, à tout prendre, moins importante que le salut qu'ils obtiennent. Parce que je suis souvent tenté d'accorder une certaine singularité islamiste à quelques formes d'attentats-suicides, Régis Debray brandit l'exemple de Samson, le «premier kamikaze de Dieu inscrit au registre», qui fit périr trois mille Philistins, hommes et femmes, en faisant s'écrouler le Temple sur les tyrans et sur tout le peuple qui s'y trouvait. Récompense? Les enfants d'Abraham obtiennent la certitude de «revivre en surmultiplié». Il manque à la démonstration de Régis Debray une seule certitude: que Samson avait bien désiré mourir pour autre chose que massacrer le plus grand nombre possible des ennemis de son peuple. On ne lui a pas promis qu'il trouverait au paradis la tendre et verte protection de nombreuses Dalilas redevenues vierges et loyales. Mais, après tout, quelle importance? Il se trouve simplement que nous vivons dans une période où la mystique meurtrière des martyrs individuels a succédé à ce terrorisme d'Etat dont Albert Camus pensait que ses crimes l'emportaient de loin sur ceux des individus. Reste que, même pour abattre le tyran, les résistants russes des «Justes» mis en scène par Camus refusent de devenir des terroristes en assassinant des enfants. Ils respectent l'innocence et la vie. Nous nous sommes trompés sur la guerre civile algérienne comme sur toutes les manifestations de terreur intervenues au nom d'Al-Qaïda et de Ben Laden. Evitons de le faire avec le Maroc. Ce n'est pas la pauvreté du tiers ou du quart-monde qui suscite les kamikazes. En Afrique, les émeutes – gigantesques, dévastatrices – sont génocidaires mais jamais suicidaires. Les fondamentalistes marocains qui viennent de condamner un peu tard les actes terroristes doivent regretter aujourd'hui de s'être montrés compréhensifs pour les «projets de société», si l'on ose dire, des adeptes d'Al-Qaïda. Or c'est une société musulmane tolérante, ouverte et progressiste qui est attaquée à Djerba comme à Casablanca. Ce qui donne envie de dire aujourd'hui et en ce moment: nous sommes tous marocains. C'est pourquoi la majorité des intellectuels musulmans que nous connaissons nous alertent: pas de victimisation des bourreaux, pas de compréhension pour les fiancés de la mort et les amants du suicide. Il faut défendre la vie. Arracher les raisons du désespoir? Donner des raisons de vivre? Sans doute. Mais précisément pour conserver cette conviction que la vie est une valeur. Concédons qu'il y a autre chose que de la démesure religieuse à l'origine du nouveau terrorisme international. Depuis l'occupation des lieux saints de l'Arabie Saoudite par les troupes américaines jusqu'aux dommages dits collatéraux de la récente guerre d'Irak, il y a des raisons, des prétextes, des alibis pour nourrir un grand mouvement d'ascèse purificateur et dévastateur. À quoi je m'empresse d'ajouter qu'il faut être sourd, aveugle et ignare pour ne pas comprendre ce que le conflit du Proche-Orient continue de provoquer dans toutes les sociétés musulmanes. L'idée que l'on puisse entreprendre quoi que ce soit sans commencer par imposer – je dis bien imposer – une paix entre Israéliens et Palestiniens constitue une aberration à laquelle je ne me suis jamais résigné et qui a motivé mon hostilité à la guerre d'Irak. D'autant que l'on trouve dans ce conflit, sous forme de laboratoire, tout ce que nous avons dit sur les résistants et les terroristes. Il y a dans chaque camp des mouvements qui ne veulent que la mort ou l'exode de l'ennemi et qui se jettent à la tête des références religieuses et absolutistes. Ce sont des terroristes. Car à la fin des fins, entre les occupés qui agressent avec d'atroces méthodes et les occupants qui oppriment avec une cruauté que leur puissance rend barbares, il n'y a plus de différence. En revanche, il y a aussi dans chaque camp des résistants qui meurent pour la justice et pour leurs droits tout en étant prêts à se résigner à une cohabitation avec l'adversaire. Il n'y a pas de lutte contre le terrorisme qui ne passe d'abord (même si cela sera loin d'être suffisant) par une juste solution du conflit israélo-palestinien. Sait-on qu'après la répression qui a suivi la seconde Intifida il y a eu 1 million de Marocains dans les rues d'un pays où l'islam a été si longtemps bien plus un art de vivre qu'un désir de meurtre et de mort? J. D. • Jean Daniel. (Le Nouvel Observateur. No 2011. Semaine du 22 mai 2003)