Chérif Khaznadar est directeur de la Maison des Cultures du Monde à Paris, depuis 20 ans. Il est derrière l'exceptionnelle qualité du programme du festival Mawazine de Rabat qui se poursuit jusqu'au 24 mai. Dans cet entretien, il revient sur les attentats-suicide de Casablanca et explique les fondements de la manifestation dont il assure la direction artistique. ALM : L'actualité a malheureusement rattrapé le festival Mawazine. Comment avez-vous réagi aux attentats-suicide de Casablanca ? Chérif Khaznadar : C'était tout d'abord la stupeur, la douleur. Et malheureusement, la constatation, c'est que nous sommes dans un engrenage, du moins pour quelque temps je l'espère, tout peut arriver partout et n'importe où. Il n'y a plus de sanctuaire ! Parce que s'il y a un pays qui ne méritait pas ce qui est arrivé, c'est bien le Maroc. Un pays de tolérance, de rencontre. C'est une injustice flagrante ! En même temps, j'ai beaucoup respecté et estimé la décision de continuer le festival Mawazine. Il ne faut pas céder devant la violence. Il faut refuser de faire l'objet d'un chantage. La seule réponse qu'on peut faire à ces attentats, c'est de dire qu'on ne peut pas se laisser intimider par des actes de ce genre. Et je crois que si partout dans le monde, on réagissait de la même manière, ça découragerait peut-être les auteurs de ces actes terroristes. Comment ont réagi les artistes invités ? Tous ceux qui étaient là se sont comportés merveilleusement. Ils ont réagi avec beaucoup de solidarité, et d'une façon très digne. Et j'ajouterai même d'une façon culturelle, dans la mesure où ils ont assumé le rôle d'un artiste dans la société. Ceux qui étaient sur le point d'arriver ont été quelque peu terrorisés. Sans doute en raison de l'importance accordée par les médias aux attentats de Casablanca! Nous avons eu deux défections, celle du Brésilien Carlinhos Brown et du Cubain Ibrahim Ferrer. Mais fort heureusement, les artistes qui étaient là ont voulu tout de suite que le festival ne souffre pas de l'action des terroristes. Dans le cas où le festival aurait été annulé, est-ce que cela aurait mis en péril sa pérennité ? Je crois que ça aurait mis en péril non seulement la pérennité de ce festival, mais celle des autres manifestations qui allaient se succéder. ça aurait été la porte ouverte à d'autres annulations. Et il s'est trouvé que par une coïncidence douloureuse, Mawazine s'est retrouvé dans l'immédiateté de prendre une décision. S'il avait cédé devant le terrorisme, cela aurait entraîné, comme un château de cartes, l'effondrement de tout ce qui aurait suivi. Il a choisi de résister. Je crois que c'est très important, non seulement pour ce qui s'est passé au Maroc, mais pour le monde. Ce qui est arrivé à Casablanca peut arriver dans d'autres villes. J'espère que l'on pourra dire : au Maroc qu' ils n'ont pas cédé au terrorisme. Pour passer à un autre registre, le festival Mawazine, vous y êtes depuis le début. En quoi consiste le rôle d'un directeur artistique? Le rôle d'un directeur artistique est de mettre en application la politique du festival et d'assurer la programmation en fonction de cette politique. Pour Mawazine, la volonté de l'association Maroc Cultures était de consacrer la première édition et la seconde aux rapports des musiques africaines et latino-américaines. Mon rôle a consisté à chercher des spectacles, des artistes qui pouvaient justement permettre de mieux prendre connaissance de ce qui se passait aujourd'hui sur la scène latino-américaine et africaine et de chercher à établir un équilibre entre les formes traditionnelles, les musiques urbaines et les musiques d'inspiration africaine. Chercher également à établir un équilibre entre les vedettes et de futures vedettes. Parce que tout festival doit avoir une partie de recherche et de découverte. C'est ce qui forge sa personnalité. Pourquoi avoir centré sur la musique latino-américaine et africaine ? Pourquoi s'attacher à la notion de rythme ? C'est une volonté de l'association Maroc Cultures. Et je crois qu'elle est assez pertinente. Pour aborder une découverte des musiques du monde, autant commencer par le continent où nous sommes. En plus, la présence de la musique africaine en Amérique latine est indéniable. Il est donc intéressant de voir comment ces mêmes sources musicales ont évolué en Afrique et en Amérique latine, à quelles nouvelles formes d'expression elles ont donné naissance, et également comment elles ont influencé la musique marocaine elle-même. À travers l'Histoire, les cultures se sont toujours rencontrées. Elles se sont toujours influencées. Plus on apprendra à mieux connaître les cultures des autres, plus on retrouvera notre identité à travers la rencontre des autres cultures. Quel a été l'impact de la première édition dans le monde ? Le rayonnement d'un festival nécessite 3 à 4 ans au moins. Mais dans le milieu des professionnels, la manifestation bénéficie de beaucoup d'estime. L'année dernière, nous avons eu beaucoup de mal à avoir une certaine forme de crédibilité auprès des artistes. Ces derniers sont toujours méfiants à l'égard d'un festival qui n'existe pas encore. Cette année, le problème ne s'est absolument pas posé, parce que très vite, le bruit s'est répandu au sujet de la qualité de Mawazine. C'est une manifestation où les artistes sont excellemment accueillis, où le public est absolument fabuleux. Il est rare d'avoir dans le monde un festival où tous les soirs il y a 15 à 20 mille personnes qui viennent assister à un concert. Pour les artistes, c'est très important ! Parmi les artistes présents ici, certains n'ont jamais eu autant de public. Vous êtes français d'origine syrienne, et vous êtes présent au Maroc dans le festival Mawazine et celui d'Assilah. Quels sont vos liens avec le Maroc ? Ce sont des liens qui remontent à 40 ans. Un pays, c'est un peu vague et trop facile. Je dirai plutôt que j'ai des liens avec les Marocains. Actuellement, mes meilleurs amis sont marocains. Et ce sont des liens d'amitié, de complicité, d'échange. Quand M. Abdeljalil Lahjormri (directeur général du festival Mawazine, ndlr) m'a demandé de m'intéresser à la programmation de ce festival, ça a été une grande joie ! Et je suis très content de voir que cette manifestation rend le public heureux. Quand on constate le soir, lors d'un concert, plusieurs milliers de personnes heureuses, que peut-on demander de plus ?