Entretien avec Said Amzazi, ministre de l'éducation nationale, de la formation professionnelle, de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique ALM : Vous avez récemment relancé lors du Forum africain sur la formation professionnelle l'Alliance africaine pour le développement de la formation professionnelle (ADEFOP). Que pouvez-vous nous dire sur cette initiative ? Said Amzazi : Effectivement, en marge du Forum africain sur la formation professionnelle organisé les 21 et 22 décembre 2018 à Dakhla, nous avons tenu une réunion de l'exécutif de l'Alliance. Celle-ci est constituée par 15 pays. Elle a vu le jour le 18 avril 2017 à Meknès en marge du Salon de l'agriculture. La 1ère rencontre ministérielle pour sceller la convention-cadre multilatérale, instituant cette Alliance africaine, a été organisée sous la présidence d'Alpha Condé, président de la Guinée et de l'Union africaine (UA) à cette époque. C'est donc une décision africaine de mettre en place un mécanisme de coordination et de développement de la formation professionnelle. Cette Alliance a permis de développer la coopération Sud-Sud, principalement entre le Maroc et les différents pays de l'Alliance mais pas encore entre les pays africains. Lors de la réunion que nous avons tenue à Dakhla, tous les participants ont dit ce qu'ils pensaient de cette Alliance. Tout le monde a salué l'effort du Maroc pour avoir permis une certaine mobilité des stagiaires dans le cadre de cette Alliance à travers l'Agence marocaine de coopération internationale (AMCI). Il y a la BID comme bailleur de fonds qui porte cette Alliance et qui permet ces mobilités et ces rencontres. Cette réunion a connu la présence des pays tels que le Kenya, le Ghana, le Soudan du Sud, Madagascar, le CongoBrazzaville qui ont demandé l'adhésion à l'Alliance. Une demande qui a été bien évidemment acceptée. Dans ce sens, nous nous sommes donné rendez-vous pour fin mars ici au Maroc pour tenir l'assemblée générale et élire les instances de l'Alliance afin de commencer l'exécution du programme et la feuille de route que nous aurons préparés d'ici là. En termes de chiffres, quel est le nombre de stagiaires de formation professionnelle africains concernés par cette opération ? On ne voudrait pas encore annoncer les chiffres. Il va y avoir un nombre important. Aujourd'hui déjà le Maroc assure quelque 1000 bourses dans le cadre de cette mobilité Sud-Sud mais il va y avoir encore plus à travers la BID. Nous attendons la validation du ministère des affaires étrangères pour annoncer les chiffres exacts mais on le fera certainement à fin mars. Dans ce cadre, beaucoup de pays, notamment le Tchad et le Mali, ont demandé un effort supplémentaire du Maroc pour accueillir les stagiaires et pour soutenir cet effort de développement de la formation professionnelle au niveau de leurs pays respectifs. De plus en plus de diplômés ont des difficultés à s'insérer dans le marché de l'emploi et nombreux d'entre eux restent au chômage ou choisissent un emploi dont les exigences en qualification ne correspondent pas à leur niveau de formation. Quelles sont les mesures prises pour résoudre cette question d'adéquation formation-emploi ? La question de l'adéquation formation-emploi est une question cruciale. L'approche entre la formation professionnelle et l'enseignement supérieur est différente. Au niveau de l'enseignement supérieur, il y a une perception qu'on pourrait qualifier de classique quant au rôle de l'université. Je vous explique : Beaucoup de gens considèrent que l'université a un rôle académique et donc n'a pas vocation à former des profils pour un marché de l'emploi. L'université doit muter, elle doit changer, elle doit s'adapter aux différentes situations et à l'évolution des sociétés. L'université marocaine qui a vu le jour il y a plus de 62 ans a rempli pleinement sa mission quand elle a permis la formation de l'élite nationale dans les années 60,70, 80. Cette élite qui a permis la marocanisation de l'enseignement supérieur et de doter l'Etat de ses cadres. Je pense qu'aujourd'hui l'université devrait gagner un autre défi qui est celui de former des profils polyvalents, des profils capables d'impacter l'économie nationale et donc la question de l'adéquation avec le marché de l'emploi est fortement posée. …../….. …../….Comment faire en sorte que les étudiants universitaires s'orientent vers des spécialités plus adaptées au marché de l'emploi ? L'université a deux grandes voies : une voie qu'on appelle l'accès ouvert et une autre qu'on appelle l'accès régulé. L'accès ouvert concerne toutes les facultés de droit, de l'économie, de lettres, de sciences humaines, et de sciences. Ces voies sont dominées principalement par ce qu'on appelle les licences fondamentales. Celles-ci n'ont pas une vraie vocation de licences professionnelles. Nous avons mis en place à côté de ces licences fondamentales des licences professionnelles et des masters spécialisés. Il est vrai que ces masters et ces licences professionnelles ont un caractère spécialisé et arrivent à s'adapter à un secteur donné, mais le nombre d'étudiants formés dans ce cadre est très faible par rapport à ceux qui sont formés au niveau des licences fondamentales. Aujourd'hui pratiquement 87% des étudiants sont dans des licences fondamentales et moins de 10% sont dans les autres filières. C'est pour ça que nous avons opéré dès octobre dernier à un véritable chamboulement des outils pédagogiques universitaires. Nous sommes en train de revoir l'ingénierie de ces licences fondamentales et la part du disciplinaire par rapport aux langues et aux soft skills. Comme vous le savez, les employeurs cherchent des profils ayant des aptitudes personnelles et des savoirs comportementaux en premier. C'est un chantier sur lequel nous sommes en train de travailler. Il est fondamental de le réussir. A ce sujet, nous avons organisé à Dakhla ce qu'on appelle la conférence des présidents d'université où j'ai invité tous les présidents des universités marocaines à faire part de ce Forum africain sur la formation professionnelle. C'était l'occasion de discuter de cette nouvelle approche. Au niveau de la formation professionnelle, vous avez dit que l'approche formation-emploi est différente. Pourriez-vous nous en dire plus ? En effet, la question de l'adéquation formation-emploi pour ce qui concerne la formation professionnelle est posée autrement. A ce jour, nous disposons de quelque 600 établissements. Un certain nombre d'entre eux a été mis en place suite à une demande des professionnels. D'autres ont été développés pour répondre plus à une demande sociale. Or aujourd'hui on retrouve un certain nombre de jeunes qui ont été formés dans le cadre de la formation professionnelle mais qui ne trouvent pas de travail et donc qui ne répondent pas aux besoins des professionnels. Dans ce sens, Sa Majesté le Roi Mohammed VI a demandé à ce que tous les centres à venir, c'est-à-dire ceux qui devraient voir le jour, seraient des centres de nouvelle génération. C'est-à-dire des centres de nouvelle génération avec un système de gouvernance efficient dans lequel il y a de la cogestion ou de la gestion déléguée avec les professionnels. L'objectif étant de les impliquer davantage dans cette démarche, parce que nous considérons que la formation professionnelle doit être élaborée en milieu professionnel. Nous voulons développer ce qu'on appelle l'alternance et l'apprentissage. L'alternance c'est 50% dans le milieu professionnel, 50% dans le milieu de la formation, et l'apprentissage c'est 80% dans le milieu professionnel et 20% en centre de formation. C'est de cette façon qu'on pourra répondre aux besoins des professionnels. Nous devons également avant la création de n'importe quel institut ou la mise en place de n'importe quelle filière faire ce qu'on appelle des études sectorielles et des études d'opportunités pour savoir s'il y a besoin de développer un centre en digital. Par exemple, quel est le besoin exact en nombre de places pédagogiques ? Ou bien, quelles sont les entreprises qui vont être impliquées ? Et donc tout cela constitue la feuille de route sur laquelle nous nous sommes penchés et qu'on va adopter comme ligne directrice de tout développement de formation professionnelle. Nous devons également, avant de faire une ingénierie de formation professionnelle ou décliner une filière, faire ce qu'on appelle le référentiel emploi-métier et des référentiels emploi-compétences parce que ces métiers doivent être déclinés en compétences. C'est une approche innovante, incontournable, pour doter ces jeunes de ces compétences afin qu'ils puissent répondre aux besoins du secteur professionnel. On parle beaucoup récemment de la possibilité de revoir le système Licence, Master, Doctorat (LMD). Quels sont les changements auxquels on devrait s'attendre ? Le système LMD va rester mais nous sommes en train de voir comment le rendre plus efficient. Parce qu'aujourd'hui ces licences fondamentales ne nous permettent pas d'avoir un rendement interne : il y a un nombre important de diplômés mais cela ne permet pas de doter ces étudiants de suffisamment de compétences pour accéder au marché du travail. Donc à la rentrée prochaine ou probablement à la rentrée 2020, nous allons trancher cette question. Nous avons également appelé les universités à diversifier l'offre de formation pour ne plus rester sur des filières classiques telles que droit arabe, droit français, économie mais plutôt diversifier ces parcours de formation dès les premières années. Nous avons également demandé aux universités d'instaurer un système d'orientation actif. Aujourd'hui dans cet accès ouvert, les étudiants s'y retrouvent quasiment par défaut et donc c'est pour cela qu'il y a un taux d'échec important étant donné que les étudiants ne choisissent pas un établissement en fonction d'une filière, en fonction d'une trajectoire pédagogique ou d'un projet professionnel. Cet accès ouvert qui est aujourd'hui riche de ses étudiants et qui constitue malheureusement le point faible du système, il faut absolument qu'il devienne la force du système dans la mesure où il comprend la majorité des étudiants. Cela suppose-t-il le changement dans le nombre des années d'études pour chaque cycle ? Le système LMD n'est pas lié à 3 ans, 5 ans et 8 ans. La France a adopté 3 ans pour la licence, les Etats-Unis 4 ans, idem pour l'Espagne. Beaucoup de modèles sont sur 4 ans. Aujourd'hui ce qui nous importe c'est de mettre en place un système qui permet la réussite des étudiants. Nous ne sommes pas là pour mettre un système qui va pénaliser qui que ce soit. La question n'est pas encore tranchée, nous sommes en train d'étudier la chose. 2018 s'achève bientôt. Quel bilan faites-vous pour cette année et quels sont les grands chantiers du ministère pour 2019 ? Je suis arrivé au ministère le 22 janvier 2018, de grands chantiers ont été ouverts. D'abord pour le préscolaire, nous avons tenu une rencontre nationale le 18 juillet et aujourd'hui il y a une dynamique qui s'est installée au niveau de toutes les directions des académies régionales de l'éducation nationale. Nous nous sommes inscrits dans hautes les orientations royales, à savoir la généralisation du préscolaire d'ici 2028. Le préscolaire pour nous constitue le véritable levier de la réforme du système de l'école marocaine. Nous avons élaboré un cadre référentiel national qui décrit le contenu pédagogique, le type de pédagogie, l'espace de vie de cet enfant, l'équipement nécessaire pour cet espace de vie et la formation des éducatrices pour permettre d'asseoir un système préscolaire de qualité. Nous avons également ouvert un chantier pédagogique au niveau du collège, du primaire, et du lycée. D'abord à travers la refonte des programmes, chaque année nous élaborons les manuels qui retracent un peu tout ce chantier pédagogique : la lecture précoce et syllabique dans les langues arabe/français, la pédagogie par erreur au niveau des mathématiques, ou encore la pédagogie d'investigation dans les sciences. Un véritable chantier pédagogique est mené et une politique linguistique est élaborée afin de renforcer l'arabe et continuer la généralisation de l'amazigh. L'importance est également donnée aux langues étrangères, à savoir le français et l'anglais. Le français aujourd'hui est mis en valeur plus que l'anglais, parce que malheureusement nous ne disposons pas du nombre suffisant d'enseignants afin de le déployer à partir de la 1ere année du primaire. En revanche, la langue française est enseignée à partir de la première année du primaire.