Douar Ouled Ali, à Tlat Sidi Bouguedra, dans la province de Safi. Toute la population est en émoi après l'histoire d'une femme qui aurait été séquestrée durant une dizaine d'années par son époux dans une chambre obscure. Toutefois, de nombreuses zones d'ombres demeurent. Enquête. Aïcha Labbihi, le teint pâle, les cheveux en bataille, crasseuse, vêtue de haillons, délirante, aurait été enfermée par son mari, Abderrahmane Bennani, durant sept (ou douze) ans dans une chambre obscure, sans fenêtres au douar Ouled Ali, Caïdat Laâmer, province de Safi. Étrange ! Comment un mari en est-il arrivé à séquestrer sans pitié, sa femme, mère de l'un de ses enfants, dans une chambre durant tout ce temps ? Est-ce seulement concevable ? Quel est cet époux qui a pu se permettre de piétiner tous les principes du droit d'un être humain à vivre dignement ? Dispose-t-il encore d'un soupçon d'humanité pour continuer à vivre parmi les siens ? Un tas d'interrogations qui hantent l'esprit quand on pense à cette histoire insolite qui a défrayé, dernièrement, la chronique et fait la Une de plusieurs journaux arabophones. Mais, avant tout, une question importante et essentielle s'impose : s'agit-il vraiment de faits réels, autrement dit, est-ce une histoire véridique ? Pour pouvoir y répondre, il était impératif de se lancer à la recherche des personnes impliquées dans cette affaire, afin d'écouter leur(s) version(s) des faits. Nous sommes le lundi 7 février. Il pleut à verse et la température était inférieure à dix degrés. L'histoire de l'époux renfermant sa femme durant une dizaine d'années obsède encore les esprits des habitants de Tlat Sidi Bouguedra, à 24 kilomètres de Safi. «Tout le monde en parle, mais personne ne sait vraiment de quoi il retourne», affirme un quadragénaire qui se tient devant un commerce situé juste devant le poste de Gendarmerie royale de Tlat Sidi Bouguedra. «Tout le monde ici connaît la famille d'Ouled Larbi Lahrech, mais personne ne pouvait se douter que Abderrahmane séquestre sa femme…Il est sérieux et jouit d'une bonne réputation », ajoute-t-il. Cet homme n'est pas le seul à émettre des doutes quant à cette histoire de séquestration d'une femme par son époux. Le chauffeur d'une Opel, qui assure le transport clandestin à la région, est du même avis. «Dieu seul sait la vérité…Nous, n'avons rien vu…Nous savons que sa femme est malade depuis une dizaine d'année», assure-t-il sur un ton qui laisse exprimer de sérieux doutes. La conversation avec plusieurs habitants de la localité passe à une familiarité. «Abderrahmane (l'époux mis en cause) ne peut pas agir ainsi, c'est un brave homme, je l'ai connu… », explique l'un d'eux. «Il est respectable et prend ses distances avec tout le monde», ajoute un autre. A-t-il vraiment séquestré sa femme, Aïcha Labbihi, durant une dizaine d'années ? «Toute l'histoire est entre les mains de la justice», nous dit sèchement le chef du poste de la gendarmerie royale à Tlate Sidi Bouguedra. Il a refusé de nous dévoiler la moindre réalité. «Nous avons arrêté le mis en cause et l'avons traduit devant la justice. Nous n'avons rien d'autre à vous dire», ajoute-t-il toujours sur un ton hautain. Ont-ils vraiment libéré Aïcha Labbihi alors qu'elle était enfermée entre quatre murs, sans voir la lumière du soleil durant une dizaine d'années ? Comment et dans quel état l'ont-ils découverte le jour de sa libération ? Ont-ils vraiment remarqué qu'elle était dans un état lamentable et vêtue de haillons ? «Tout est écrit dans le procès-verbal, je n'ai rien à vous dire», continue-t-il, s'abstenant de nous en dire davantage. La seule information qui a filtré de ses lèvres, apparemment sans qu'il s'en rende compte, est que «l'époux a été libéré». Des habitants qui ont croisé dernièrement Abderrahmane confirment. Pourquoi a-t-il été libéré s'il avait séquestré sa femme, si l'acte criminel qu'il avait perpétré est jugé en tant que flagrant délit ? Selon le procès-verbal, n°16, dressé le mardi 4 janvier 2005, par les éléments de la Gendarmerie royale du poste Tlat Sidi Bouguedra et la décision prise par le procureur du Roi près le tribunal de première instance de Safi, il semble que la procédure ait été effectuée à la hâte, en moins de vingt-quatre heures. C'est le lundi 3 janvier, comme le souligne le procès-verbal, que les gendarmes ont reçu la correspondance n° 01/05, adressée par le procureur du Roi près le tribunal du première instance de Safi, jointe d'une plainte déposée par le plaignant, Abderrazak Labbihi, 40 ans, ressortissant marocain établi aux Pays-Bas, marié, et père d'un enfant. Il en ressort que lui et ses frères et sœurs n'ont jamais revu, depuis 1992, sa sœur, Aïcha, épouse, depuis 1987, d'Abderrahmane Bennani Ben Mamoune. La plainte souligne, toujours, selon le procès-verbal, que depuis dix ans, Aïcha Labbihi n'a plus donné signe de vie et qu'ils ignorent tout, lui et ses frères, de son sort. Le plaignant a précisé qu'il était rentré au Maroc pour venir à sa recherche. Il a expliqué dans sa plainte, avoir rencontré, le 30 décembre 2004, vers 14h, son beau-frère, Abderrahmane Bennani, et lui a exprimé son désir de rendre visite à sa sœur. Ce dernier lui aurait répondu que Aïcha était allée chez ses proches à Casablanca. Contrairement à ce que lui a dit son beau-frère, affirme-t-il, des habitants du douar Bouâli, lui ont affirmé que sa sœur était bel et bien chez elle. Le lendemain, mardi 4 janvier, les enquêteurs de la Gendarmerie royale de Sidi Bougadra ont entamé leurs investigations. Vers 10h 30 mn du matin, ils se sont dépêchés au douar Ouled Ali, Caïdat Al Âmer. Ils ont constaté une grande porte fermée à l'aide d'une grosse chaîne. Ils ont crié le nom d'Aïcha et celle-ci leur a répondu par des propos incompréhensibles. Aussitôt, ils se sont lancés à la recherche de l'époux, Abderrahmane Bennani, 69 ans, marié et père de huit enfants, à sa deuxième demeure située au Douar Lakmoura, commune de Bouguedra. Toujours selon le PV, il leur a déclaré que sa femme, Aïcha, atteinte de troubles psychiques depuis 12 ans, se trouve à Casablanca pour y subir des soins. Il a refusé d'accompagner les gendarmes à sa demeure au douar Ouled Ali. En alertant le procureur du Roi, Abderrahmane Abou Darisse, ils lui ont demandé de mener leur enquête jusqu'au bout. Ils ont arrêté aussitôt Abderrahamne et l'ont conduit vers sa demeure d'Ouled Ali, pour ouvrir la porte et faire sortir Aïcha Labbihi qui délirait. Elle était dans l'une des neuf chambres de la maison, avec pour tout confort une petite table, quelques draps en coton, une bonbonne de gaz et quelques ustensiles, soulignent les enquêteurs dans le PV. Ces derniers ont précisé qu'ils avaient pris des photographies des lieux et n'ont pas souligné s'ils avaient fait de même pour la femme. De même, ils n'ont pas décrit dans leur rapport son état lors de leur descente. En confrontant Abderrahmane Bennani à cette réalité, celui-ci leur a expliqué qu'il ne voulait pas qu'ils voient à sa femme, tout en affirmant qu'elle souffrait de troubles mentaux depuis 10 ans, qu'elle séjourne dans une grande maison située à la rue 37, n°10 quartier Anass, à Safi, en compagnie de son fils, Mohamed Amine, 19 ans et d'une seconde épouse et ses enfants. Il a ajouté qu'il l'emmenait, ainsi que Mohamed Amine, à la campagne lors des vacances scolaires et qu'elle n'y était que depuis sept jours. Dans les déclarations consignées dans le PV et attribuées à Mohamed Amine, les enquêteurs ont précisé que celui-ci a déclaré que sa mère, malade mentale, séjournait seule depuis six ans dans cette chambre. Chose qu'il a réfutée lorsque nous lui avons demandé de s'expliquer sur ses déclarations. «Je leur a dit que je suis en compagnie de ma mère depuis six jours dans notre maison du douar Ouled Ali et ils ont écrit six ans», a-t-il rectifié. Le jeune homme, qui poursuit ses études en terminale, a précisé que les gendarmes ne lui avaient pas permis de lire le PV. «D'abord j'étais troublé de ce qui nous arrivait, je ne savais pas ce qui m'était arrivé…J'étais effrayé devant les gendarmes», a-t-il ajouté lorsque nous l'avons rencontré chez lui à Safi. Le regard de son demi-frère exprime de l'incrédulité et de l'incompréhension quant à l'arrestation de son père durant 23 jours. «Je ne sais pas pourquoi ils l'ont arrêté et mis en détention. Voici son épouse, Aïcha, qui habite avec nous depuis qu'elle est tombée malade». Un foulard sur la tête, Aïcha Labbihi était assise devant nous sur une chaise. Elle était vêtue d'une djellaba de couleur blanche et portait une paire neuve de babouches couleur or. Elle nous scrutait en délirant et lançait, de temps à autre, des phrases incohérentes et incompréhensibles. Elle n'adressait la parole à personne, mais délirait continuellement. Vêtu d'une djellaba blanche, Abderrahmane Bennani, son époux et présumé geôlier, semblait plutôt calme et clamait son innocence, réclamant que justice lui soit rendue. «La voilà, elle est malade depuis 1992, je ne l'ai jamais abandonné», a-t-il affirmé calmement. Ce polygame explique que Aïcha est la dernière femme qu'il a épousé. Il s'est marié avec trois femmes et il en a gardé deux, après avoir répudié l'une d'entre elles. «Pourquoi aurais-je répudié l'une d'entre elles et gardé Aïcha dans une prison ? Pensez-vous que mon fils, Mohamed Amine, m'aurait pardonné si j'avais séquestré sa mère ?», martèle-t-il. Et de préciser qu'il avait épousé Aïcha en 1987 et que celle-ci avait accouché de son premier enfant, Mohamed Amine. Elle était en bonne santé. Le 25 octobre 1991, elle a accouché d'un second enfant, qui souffrait d'une malformation cérébrale. Une maladie qui a emporté le nouveau-né quelques jours plus tard. « Cela a profondément bouleversé Aïcha », explique Abderrahman. Elle a perdu la raison. Un certificat médical du Dr El Ouariachi Tani Mohamed, spécialiste en neuropsychiatrie à l'hôpital Ibn Nafiss à Marrakech et daté du 1er décembre 1992, atteste que Aïcha a été admise dans cet hôpital depuis le 22 octobre 1992 pour «des troubles psychiques“. Depuis, elle est soumise à des traitements médicaux. D'autres certificats médicaux, dont celui rédigé par le même médecin, qui l'a examiné à la clinique médicale neuropsychiatrique à Marrakech, en attestent. Des bulletins de sortie de l'hôpital Ibn Nafiss prouvent qu'elle était alitée à l'hôpital pendant plusieurs jours en 1993. «Peut-on laisser sortir une malade mentale ? Peut-on laisser ma mère seule à la maison sans fermer la porte ? C'est inconcevable», conclut son fils Mohamed Amine. Et quel est le problème au juste ? Pourquoi un seul frère d'Aïcha et non pas les cinq autres qui demeurent à Marrakech et ailleurs n'ont-ils pas réagi ainsi ? « La réponse est simple. Le plaignant Abderrazak veut mettre la main sur sa part de l'héritage concernant quelques maisons à Marrakech », précise le mari mis en cause. Puisqu'elle était l'aînée, elle veillait sur l'héritage laissé par leur mère décédée. Ils l'ont partagé et chacun a pris sa part après l'intervention de la justice. « Mais, il reste quelques maisons à partager et Abderrazak, le plaignant, veut mettre la main sur ses terres…Il lui en a déjà vendu une, mais je suis intervenu au nom de ma femme et j'ai porté plainte auprès de la justice et effectivement, elle a eu gain de cause en première instance, en appel et l'affaire est actuellement devant la Cour suprême», affirme le mari tout en feuilletant un grand dossier. Il ne voulait, comme il l'a précisé, que préserver les droits de son épouse. «D'abord, je n'ai pas besoin de ses propriétés, parce que moi-même, j'en possède beaucoup plus qu'elle», conclut le mari, qui ajoute qu'il est déterminé à aller jusqu'au bout. «Je ne laisserai personne porter atteinte ni à moi ni à ma famille». Nous avons cherché l'autre partie de cette affaire, le plaignant en l'occurrence. Mais en vain. Quelques habitants nous ont expliqué qu'il était reparti pour la Hollande et que les autres membres de sa famille ne se trouvaient pas à Tlat Bouguedra. Et pourtant une question se pose : pourquoi Abderrazak a-t-il abandonné sa sœur entre les mains de son mari s'il l'accuse de l'avoir séquestrée ? « Je ne sais pas », répond le mari. Celui-ci a été gardé en détention préventive du mercredi 5 janvier au mardi 1er février, avant d'être mis en liberté provisoire, mais il reste poursuivi selon les dispositions des articles 436 et 267 du code pénal pour séquestration d'une personne au-delà de 30 jours sans justification légale et sans ordre des autorités ainsi que pour violence contre des fonctionnaires publics pendant l'exercice de leurs fonctions. Et pourtant, le procureur du Roi, qui a ordonné une instruction, lui a confié la garde de sa femme. Pourquoi ne l'a-t-il pas confiée à son frère qui semble avoir regagné la Hollande ?