La comédienne Naïma Lamcherki nous emporte dans un récit où Molière a été contraint de s'incliner devant un célèbre roi d'Orient. Je n'aurais jamais pu croire qu'un feuilleton radiophonique puisse avoir autant de succès ! Pourtant, c'est ce qui s'est passé en 1971. Nous étions en tournée pour présenter au public « Les femmes savantes » de Molière dans une adaptation d'Ahmed Taib El Alj. Partout où nous arrivions, le public suivait très attentivement d'un bout à l'autre les péripéties de la pièce. Dans chaque ville, nous étions accueillis à bras ouverts. En ce temps-là, la télévision n'avait pas encore porté un coup dur au théâtre. Tout se passait donc dans le meilleur des mondes théâtraux possibles, jusqu'à ce que le mois de ramadan introduise un élément nouveau dans nos représentations. Nous étions à Berkane ; on jouait assez tôt après le ftour. La pièce allait bon train. Le public riait et applaudissait comme à l'accoutumée. Soudain, et sans crier gare, plusieurs personnes ont sorti de petits transistors de leurs poches. Elles les collaient à leurs oreilles, tout en regardant la pièce. Que se passait-il ? Qu'annonçait-on de si important à la radio ? Nous avons été très décontenancés par le nombre de mains qui arboraient de petits postes de radio. On ne savait pas si on devait arrêter le spectacle ou continuer. On lisait pourtant sur les visages des personnes assises aux premières rangées que l'on n'annonçait rien de grave. Les mines étaient plutôt satisfaites et semblaient prendre plaisir à une écoute mystérieuse. Leurs yeux étaient bien avec nous, mais leurs oreilles étaient transportées ailleurs. Notre curiosité a été vite satisfaite par le souffleur qui nous a dit : « Pas de panique, les gens suivent le feuilleton de Mohamed Hassan Al Joundi ». Il s'agissait de Saïf dou Yazan. Nous avons donc été à moitié contrariés par l'ombre que ce roi du Yémen faisait à Molière. Mais en même temps, nous comprenions l'engouement du public pour ce feuilleton. On peut difficilement se rendre compte, aujourd'hui, de son succès. Il était écrit dans une langue claire qui suggérait des images à l'écoute. Petits et grands suivaient Saïf dou Yazan. Les gens s'entretenaient le lendemain des aventures de ce héros. Il était devenu le sujet favori pendant le mois de ramadan. Saïf dou Yazan nous a obligés à retarder le lever du rideau. Il fallait attendre qu'il prenne congé des auditeurs pour commencer. Nous étions largement gratifiés de notre patience, parce qu'on voyageait en même temps que les autres avec les aventures de ce personnage hors-pair. Mais nous nous trompions en pensant qu'il allait nous laisser interpréter Molière sans mettre un peu de féerie orientale dans nos représentations. J'avais en effet eu la chance d'interpréter plusieurs rôles dans cette magnifique série. Je sais que je n'ai pas la voix d'une cantatrice d'opéra. Mais je chantais un refrain dont les couplets étaient fredonnés par toutes les bouches. Au moment où nous pensions avoir fait un pacte de non-ingérence avec le roi du Yémen, et pendant que l'on affectait le ton des Précieuses, le public s'est mis à réclamer impérieusement la chanson de Saïf dou Yazan. Vous imaginez ma gêne à l'égard de mes compagnons. J'étais là pour jouer et non pas pour chanter. Il fallait pourtant obtempérer : il n'était pas possible de mener la pièce à son terme sous une tempête de voix qui répétaient inlassablement : «la chanson de Saïf ! la chanson de Saïf !». Et c'est ainsi que Saïf dou Yzan a conquis, pendant toutes nos représentations ramadaniennes, les Femmes savantes.