L'AKP (Parti de la Justice et du Développement) est le parti le plus démocratique et moderniste de toute la mouvance dite islamiste. Pourra-t-il tenir longtemps au pouvoir ? M. Mohamed Berdouzi, politologue et professeur universitaire, nous livre, succinctement, ce qu'il retient de l'avènement au pouvoir en Turquie d'un parti d'obédience islamiste. Aujourd'hui le Maroc : Quelle signification donner au raz-de-marée «islamiste» lors des dernières législatives turques ? Mohamed Berdouzi : L'AKP (Parti de la Justice et du Développement) vient d'y remporter 363 sièges sur 550. Face à lui une seule force d'opposition parlementaire (CHP ou Parti Républicain du Peuple, laïc de centre gauche, initialement fondé par Atatürk). L'AKP va pouvoir gouverner seul et confortablement. Quatre députés de plus et il aurait eu la majorité des 2/3, requise pour modifier la constitution. Es-ce un raz-de-marée islamiste ?. Politiquement, L'AKP rejette ce label, accepte la laïcité de l'Etat, ne prône pas la Chariaâ, se compare volontiers à la démocratie-chrétienne, accepte de coopérer avec le FMI et se tourne résolument vers l'intégration à l'Union Européenne. De ce dernier fait, et sans compter la haute veille de l'armée et de la justice sur la laïcité de l'Etat, le nouveau gouvernement turc aura à démontrer une stricte observance des normes universelles et européennes en matières de libertés individuelles et politiques et de droits humains, y compris le statut de la femme. Sociologiquement, le pays n'y a pas glissé vers la mouvance islamiste. L'AKP a obtenu, en fait, 34 % des voix. Compte tenu des abstentionnistes, il représente moins du 1/3 de l'électorat potentiel. Même parmi les suffrages exprimés, 45 % ont été privés d'effet sur la députation, en vertu de la sévère règle turque qui en élimine tout parti ayant obtenu moins de 10 %. Le bon tiers qui a tout de même voté pour l'AKP. l'a fait pour l'intégrité et non pour l'intégrisme, dans une société rongée par le bakchich. Le leader du parti R.T.Erdogan, ex-islamiste, privé d'éligibilité pour propos contraires à l'ordre laïc, s'est antérieurement distingué par un bon bilan de gestion de la mairie d'Istanbul. Il prône un look moderne. L'Europe sera-t-elle amenée à assumer sa dimension musulmane, en acceptant d'intégrer un Etat, certes laïc mais gouverné par un Exécutif d'obédience islamique ? Une fois de plus la Turquie fait école. Elle fut longtemps l'épicentre de l'Empire musulman Ottoman. Elle se dota, voici moins d'un siècle, du premier et pratiquement seul Etat résolument laïc en terre musulmane. Elle accouche du parti dirigeant le plus démocrate et moderniste de toute la mouvance dite islamiste. L'Europe en est-elle consciente ? J.Solana dit simplement qu'on jugera le nouveau gouvernement turc à ses actes (Cf. Le Monde du 5 novembre 2002). Mais, l'adhésion de la Turquie à l'UE n'est pas imminente. Il lui reste à satisfaire aux normes économiques, monétaires et budgétaires, alors qu'elle se trouve sous perfusion du FMI (raison de plus pour que l'AKP se maintienne «politiquement correcte »). En outre, certains milieux européens, craignant la concurrence ou l'immigration turque, déjà massive, ou arguant de préjugés raciaux et religieux, seront à l'affût du moindre relent islamiste pour délayer l'intégration de la Turquie à l'UE. Pour les Européens comme pour les Musulmans, il y a là un test majeur de la capacité des uns et des autres à s'inscrire dans une logique de tolérance et d'ouverture, assises sur la démocratie et la modernité. Comment voyez-vous l'évolution immédiate de la Turquie, à la lumière notamment de ses alliances et de la conjoncture régionale ? Des épreuves difficiles attendent le nouveau parti au gouvernement. Pourra-t-il s'en tenir à son rejet affiché d'une attaque contre l'Irak, en s'exposant à de fortes pressions internes et externes, d'ordre financier, militaire et politique ? Remettra-t-il en question les juteux contrats de coopération avec Israël (y compris la vente à celle-ci d'une denrée vitale : l'eau). Si oui, à quel prix? Comment traitera-t-il la question kurde? Finalement, pourra-t-il tenir longtemps au pouvoir, sachant que des voix s'élèvent déjà en Turquie pour souligner la faible représentativité du nouveau Parlement et prôner des réformes préalables à des élections anticipées ? Lourdes questions à suivre dans les mois qui viennent.