Directeur du quotidien algérien «Le Matin», Mohamed Benchicou a publié à la veille des présidentielles algériennes un livre pamphlet, «Bouteflika : une imposture algérienne», qui retrace la carrière politique et militaire du président Abdelaziz Bouteflika. Le livre, qui a fait l'effet d'une bombe, a valu à son auteur deux ans de prison ferme. Pour s'imposer dans les mémoires comme le successeur de l'ancien chef du Conseil de la Révolution, l'élu Bouteflika ne s'est pas contenté de le mimer. Il a surtout «gommé» les années post-Boumediène. L'époque où Bouteflika n'était plus aux affaires, celle où l'héritier fut dépossédé du trône, devint subitement sans intérêt aux yeux des Algériens, décrétée époque de la honte, des rois fainéants et des saltimbanques. Des «années perdues» comparées à celles dorées de Boumediène dont il ne répugnait pas à faire une apologie effrénée et souvent démagogique. «Jusqu'à la mort de Boumediène, c'était l'âge d'or de l'Algérie postcoloniale, celui où le pays a émergé pleinement au monde contemporain», n'hésite-t-il pas à dire au journaliste espagnol, se désolant tout de suite après que l'époque dorée fut «remise en question par une politique de fuite en avant menée au cours des années 1980 et qui a conduit le pays à la crise ». Bouteflika a exploité la « nostalgie Boumediène » jusqu'à prendre toutes ses revanches. Rien dans ce qu'entreprit Chadli Bendjedid ne trouvait grâce à ses yeux. Devant la presse étrangère, le président s'est adonné avec délectation au procès de la décennie Chadli, empruntant à la démesure pour fabriquer les critiques les plus violentes, frôlant quelquefois la calomnie. Dans l'Express, il impute ainsi « les convulsions dont souffre l'Algérie» à une « politique désastreuse des années 1980 qui a brisé l'élan du développement et péché par un manque de vision ». Il révèle au Financial Times, dans la même foulée, que Chadli « ferma les instituts technologiques et les centres d'apprentissage et dévalua le travail manuel ». Au Parisien, il soutient que « le chômage est la résultante de la politique de désinvestissement qui perdure depuis deux décennies ». Au Washington Times il n'hésite pas à déduire que « la crise de confiance plonge ses racines, essentiellement, dans une crise de gouvernance et de gestion qui a affecté le pays depuis une vingtaine d'années ». L'apologie de l'ère Boumediène n'est pas sans intérêt politique et tactique pour le nouvel élu. Elle lui offre le bénéfice du contraste flatteur : en peignant l'ère où il régnait en second aux côtés du « Messie », il donne à son mandat une portée messianique. Conjuguée à l'état de grâce, cette assimilation du personnage aux années de gloire donnera à Bouteflika, durant toute sa première année de règne, une envergure d'idole sans précédent dans toute l'histoire du pays. Le fantasme de vouloir succéder à Boumediène aura été à ce point maladif chez Bouteflika qu'il l'a conduit à d'étranges attitudes, suspectes de paranoïa autant que de mythomanie. «Boumediène m'a désigné comme son successeur par une lettre-testament qu'il a laissée avant sa mort. Cette lettre se trouvait à un moment donné aux mains d'Abdelmadjid Allahoum. Qu'est devenue cette lettre ? Je voudrais bien le savoir, car je l'ai vue cette lettre ! » Quand il posa, avec détermination, en octobre 1999, cette question à Khaled Nezzar, le général en restera stupéfait. « J'ai exprimé ma surprise. Je n'ai jamais entendu parler d'un tel testament », raconte le général. Mais l'obsession du candidat à occuper le vieux fauteuil de Boumediène plutôt que celui qui s'offrait à lui dans l'Algérie du XXIe siècle allait inoculer dans l'esprit du chef militaire les premiers doutes : « J'ai raccompagné Abdelaziz Bouteflika jusqu'à la voiture. Pendant que la vieille et brinquebalante 205 s'éloignait, je m'interrogeai sur les capacités de l'homme à mesurer la complexité et l'ampleur des défis qu'il allait devoir affronter. » L'avenir le confortera dans ses hypothèses. Aucun dirigeant politique algérien n'a jamais entendu parler de cette lettre-testament. Bouteflika en aurait-il inventé l'existence ? Ses anciens compagnons le pensent. Rusé, Bouteflika aurait cherché à culpabiliser l'institution militaire en l'accusant d'avoir trahi la volonté de son chef. Le subterfuge a sans doute porté ses fruits en 1999: les généraux, dans le doute, n'ont pas dû négliger ce testament hypothétique mais qui plaçait, dans l'esprit général, Bouteflika comme le successeur désigné. « Cette conviction de disposer d'un droit naturel à la succession est chez lui totalement psychologique, pense Sid-Ahmed Ghozali. Il a dû avoir la certitude qu'il était né pour ça. La chimère explique une bonne partie de son comportement psychopathe. La frustration éclaire le reste… » Bouteflika multipliera les tentatives de subornation de la réalité. Succéder à Boumediène lui a toujours inspiré bien des audaces. En mai 1968, Boumediène est victime d'un attentat fomenté par le commandant Mellah. Alors que le président est hospitalisé en urgence à Maillot, les membres du Conseil de la Révolution, pour parer à toute éventualité, improvisent une réunion d'urgence. Bouteflika voit alors dans la tragique circonstance l'occasion de réaliser, enfin, une vieille lubie : il s'installe dans le fauteuil de Boumediène pour présider la séance ! Tout le monde remarque l'impudence, mais personne n'a le cœur à la relever. Arrive Ahmed Benchérif, commandant de la Gendarmerie nationale, qui, au vu de l'indécent spectacle, s'indigne et, raconte Khaled Nezzar, « va vers lui, le toise un moment en silence, puis lui dit sur un ton sans réplique et prêt à le balayer de l'avant-bras: “Ote-toi de là !”Bouteflika s'exécute. Il a raté son fait accompli. Son tour de prestidigitation a échoué ! » Le ministre des Affaires étrangères ne se décourage pas pour autant. En 1976, il se hasarde sur une autre intrigue beaucoup plus intrépide rapportée par Ahmed Taleb : inclure dans la future Constitution qui se préparait un article instituant le poste de vice-président. Il tenta de convertir Mohamed Bedjaoui, sous l'autorité duquel se réalisait la rédaction du texte, à cette formule à l'américaine qui avait l'infini avantage de faire du vice-président le successeur direct à la magistrature suprême en cas de décès ou de retrait du président ! Bedjaoui, diplomate prévoyant et rompu aux arcanes du sérail, consulte Boumediène sur la question. Il se voit répondre, à sa grande stupeur, par une boutade qui fera rire tout le gouvernement : « C'est Bouteflika qui t'a suggéré ça ? Alors ajoute tous les articles qui te passent par la tête, sauf celui-là ! » En fait, Boumediène a failli plier devant les assauts habiles de Bouteflika. Belaïd Abdesselam, qui fut l'un des plus puissants ministres de Boumediène, confirme que la bataille autour du rajout de cet article fut plus rude que ne le laisse entendre la réplique amusée de Boumediène. « Je crois qu'il est tombé entre leurs mains quand il s'est agi de discuter de la Constitution et, surtout, de la partie de cette Constitution concernant la succession. “J'ai perdu pied en juillet 1976”, me dit-il un jour, mais sans me donner d'autre précision… Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais sur le problème de la succession, je savais qu'il y avait quelque chose… que Bouteflika avait essayé de reprendre le dessus. Celui-ci avait, en effet, compris qu'il avait commis une erreur en se rendant à l'extérieur, laissant Boumediène, comme il l'a dit, sous l'emprise d'autres. Il fallait qu'il se raccroche à lui, qu'il reprenne le dessus. » Bouteflika s'est beaucoup agité pour obtenir une Constitution qui lui garantisse la succession, notamment en persuadant Boumediène de n'en confier la rédaction qu'à des hommes qu'il lui aurait lui-même recommandés.