Ahmed Bouanani est le scénariste de « Cheval de vent », le film de Daoud Oulad Sayed qui a été récompensé par le grand prix Hassan II de cinéma. Il est surtout poète. Son ami l'écrivain Jean-Pierre Koffel a envoyé à ALM, dans une prose qui chante, un texte qui se lit et s'écoute. Il est né le 16 novembre 1938. En plein cœur du Scorpion - et ça compte pour lui, pourquoi pas ? À Casablanca, la mythique, l'historique, l'atlantique, la grondante - de révoltes -, la nocturne, la blafarde des petits matins… Même s'il habite Rabat depuis des lustres - et alors ? -, et maintenant loin des miasmes, du côté de Demnat, avant d'habiter définitivement dans l'ailleurs -plus confortable, tu meurs -, Casa, pour lui, c'est la référence, non pas la Casa du nouveau schéma directeur, mais celle des Derbs Grigwane (Grégoire), Qori'a (la petite bouteille), Ghallef et de la feue - c'est le cas de le dire, rien que pour vous faire grincer - joutiya, de la place des Sgharna et de ses milliers d'oiseaux, et de la maison mère du boulevard Moulay Idriss, avec la toute vieille grand-mère dedans - la mémoire, bien sûr, même qu'il l'appelait Pater Panchali, en hommage au cinéma indien -, et l'autre maison, celle de l'enfance, du derb Grégoire, «la maison aux persiennes», devant laquelle le père fut assassiné… Dans le Casa des années 40, 50, 60, sa mémoire partout accrocha des lambeaux, à ce grand déambulateur hautain et seigneurial qui arpentait les rues, en savait les histoires, y lisait à livre ouvert la poésie du peuple, le peuple, seule valeur sûre. Il est né Scorpion à Casa en 38, la veille de la guerre, de guerres, lui le descendant d'ancêtres somptueux, pourquoi pas guerriers, mais poètes, dans les grands espaces des Rehamna, là où la mémoire doit rejoindre non pas l'histoire mais la légende, le mythe, tel celui de la femme cheval qui se lisse les ailes avant de s'envoler. Il a été l'élève de Jean-Pierre Millecalm - ça aussi, ça compte, ça engage -, il a fait script et montage à l'IDHEC de Paris de 61 à 63. Il a fait quelques films pour le compte du CCM (pas vraiment ce qu'il aurait voulu, mais citons ces œuvres marquantes que sont Mémoire 14, Mirage, 6 et 12), il a fait partie du groupe Souffle, mais il n'a pas cherché à se mettre en avant. Jamais. Et, il lit, il lit ; il est sans doute l'homme le plus cultivé du Maroc. Il vénère les livres, les vieux livres, et, par-dessus tout, ceux qui recèlent précisément un Maroc disparu. Quelle merveille que sa longue main racée quand elle parcourt le dos d'une reliure ancienne, quand elle s'empare d'une plume qui va dessiner - comme Cocteau dessinait -, qui va écrire des poèmes, des romans, des nouvelles, des études sur le cinéma ! À l'encre bleue, des caractères généreux, élégants, clairs ; des cahiers et des cahiers, formats écoliers, des feuillets, avec parfois des dessins étranges, des profils bouclés ; de la prose, des vers, toujours rimés -pourquoi pas, et si ça vous plaît pas, allez vous faire cuire un œuf ! -, toujours comptés sur le bout des doigts, des chapitres, des chansons, des hymnes à la légende du peuple, au peuple, à ses princesses, à ses monstres sublimes, à la cité matricielle, à ses héros inconnus. Il trace des signes, des lettres, des mots. En français, un français maîtrisé comme pas un et surtout fréquenté dans ses hauteurs, joué comme une partition pour orgue ou harpe. En arabe du peuple, quand il fait du cinéma, en sa qualité de scénariste (Adieu forain, Bye Bye suerti, Cheval de vent, c'est de lui). Mais la poésie, c'est le stade suprême du langage. Et non un numéro d'intello. • Jean-Pierre Koffel