«Il était une fois un couple heureux» est le dernier roman écrit par Mohammed Khaïr-Eddine. Cet auteur rompt dans ce livre avec la violence qui a fait sa réputation. C'est un roman qui porte bien son titre. Il s'agit réellement d'un vieux couple heureux. Un couple de Berbères sans enfants. Bouchaïb et sa femme vivent en paix dans un village. Ils assistent, à leur grand dam, aux transformations de la vie moderne. L'aspect du village change peu à peu. Les constructions en béton foisonnent. Les terrains sont déblayés pour permettre aux voitures d'accéder aux maisons. Ces changements ne sont pas seulement regardés d'un très mauvais œil par le vieux couple, mais également par le narrateur. Tout progrès dénature le village et le mode de vie des villageois, selon eux. Ils déplorent «l'intempestive intrusion des radios», les «pétarades» des pompes à eau. Le progrès, même s'il contribue au confort des villageois, est décrié par le vieux couple. Le romantisme bucolique du narrateur surprend dans ce livre. Il éprouve de la tendresse pour le vieux couple. Il prend ouvertement parti pour la vie qu'il mène. Il loue sa résistance à la nouveauté. «Au village, une petite minoterie commença de fonctionner. Les femmes, qui jusque-là moulaient de l'orge chez elles, ne tardèrent pas à prendre l'habitude d'y aller. Seule la vieille épouse de Bouchaïb continuait de moudre ses céréales à la maison». Nous sommes, en vérité, très loin de ce ton haché et violent de Khaïr-Eddine dans des livres comme «Agadir» ou le «Déterreur». La giclée poétique qui a fait la réputation de l'écrivain se retrouve très partiellement dans «Il était une fois un vieux couple heureux». Elle apparaît parcimonieusement dans certaines phrases. Ainsi : «l'homme stérile se considérait à tort moins qu'un homme vu que son sperme n'était qu'une eau sans vie». Car ce livre de Khaïr-Eddine correspond, si l'on se réfère au rabat de sa page de couverture, «au roman de l'apaisement qu'il avait tant rêvé». Il est vrai qu'il comprend un aspect idyllique, quelque chose d'avant le péché originel. Il n'est pas vain de relever dans ce sens qu'une scolopendre et un serpent ont établi demeure dans la maison du vieux couple. Bouchaïb et sa femme ne les craignent pas. Bien au contraire, ils vivent en harmonie avec les bêtes. Ils ont également une vache et une mule. Ils mènent une vie lente et douce, agrémentée par de bons plats et des tagines. Au reste, on peut déplorer l'absence d'une note mentionnant la date de la rédaction de ce livre. L'éditeur le qualifie toutefois de «testament». On peut en conclure que c'est le dernier récit écrit par Khaïr-Eddine. Et ce n'est probablement pas son meilleur livre. Il y pèche par excès de chauvinisme berbère, par une opposition catégorique à n'importe quelle forme de progrès. On y entre d'ailleurs difficilement, mais l'univers du vieux couple nous tient peu à peu. La face cachée de cette romance pastorale, c'est qu'elle est jouée par un vieux couple stérile. Ce couple accepte avec beaucoup de philosophie son sort, s'en réjouit presque. Bouchaïb dit à sa femme : «Nous ne risquons plus rien, nous autres. Nous avons mieux vécu que ces parents qui ont semé à tout-va sans savoir où cela pourrait mener. Beaucoup s'en sont mordu les doigts. N'a pas une bonne progéniture qui veut». Ce couple assiste donc à la dégradation d'un mode de vie, à l'éclatement des valeurs, tout en étant sûr que rien ne va lui survivre. C'est ce qui bat en brèche la fausse naïveté du bouquin. Un cri d'alarme désabusé, et une espèce de témoignage sans possibilité de recours, sous-tendent la trame du récit. Que l'on s'imagine un peu deux personnages, au crépuscule de la vie, qui assistent – impuissants – à la fin de leur monde et au commencement d'un autre. Ils voient le patrimoine de toute une région dilapidée par l'action de camelots qui achètent aux femmes des bijoux et de vieux coffres qu'ils revendent aux antiquaires. C'est toute une culture que l'on saigne – la culture amazigh. Bouchaïb écrit de la poésie pour que l'on n'oublie pas. Il écrit sur un cahier d'écolier en tifinar – les caractères de l'écriture amazigh. Il résiste donc en quelque sorte. Mais l'outil de sa résistance se confond avec le chant du cygne. Bouchaïb sait que tout va mourir en même temps que le couple qu'il forme avec sa femme. D'ailleurs tout se passe entre lui et sa femme. Leurs échanges verbaux donnent une grande fraîcheur au livre. Cet air de conversation libre, où les choses sont dites sans le souci de poser des phrases, participe à la valeur du livre. Un bouquin, somme toute faussement naïf et qui cache, derrière une nostalgie pour une façon de vivre, une rage retenue. «Il était une fois un couple heureux», c'est il était une fois un village berbère, il était une fois une douceur de vivre… Des quantités d'expressions qui scellent définitivement la vie du vieux couple dans le il était une fois légendaire. L'apaisement de Kaïr-Eddine n'en est pas vraiment un. Son cri n'est assourdi que parce qu'il nous vient d'outre-tombe.