Ce matin, alors que je m'apprête à sortir de chez moi pour ma randonnée habituelle en vélo, j'aperçois mon voisin vainement tenter de quitter son garage. Le malheureux n'arrive pas à s'insérer dans la colonne de voitures qui défile dans notre rue. Un conducteur exceptionnellement aimable finit par ralentir et s'arrêter, lui permettant de s'engouffrer dans le flot. Mon voisin se fond en remerciements à l'égard du gentleman providentiel, et en louanges au Ciel, puis s'engage dans la noria de voitures. J'enfourche mon vélo, impatient d'aller pédaler gaiement dans les rues de la ville. J'arrive à un feu et patiente qu'il passe au vert. Je suis surpris de voir mon voisin à ma hauteur. Je jubile. Au fond, le vélo et la voiture en ville, c'est un peu l'histoire du lapin et de la tortue. Nous nous sourions. Une bordée de klaxons déchire l'atmosphère, signe que le feu vient de passer au vert. Je plains mon voisin. Je devine qu'il est en train d'enclencher la première, moment redouté par tous les conducteurs. Lâchée avant qu'il n'ait eu le temps d'embrayer, la bordée de klaxons lui était destinée. Apparemment, il ne démarre pas assez vite pour les conducteurs de ma cité. J'ai bien peur qu'aucun être humain ne le sera suffisamment pour eux. Prudemment, je m'engage dans le croisement. Mal m'en a pris. Un chauffard déboule de ma droite et un cyclomoteur surgit de ma gauche. Je m'arrête net, évitant de me faire écraser. Plus loin, je tombe sur un bouchon. Les voitures sont prises d'assaut par des mendiants aux conditions douteuses, et des vendeurs particulièrement collants qui proposent mouchoirs en papier et autres babioles. Mes oreilles supportent mal la cacophonie des avertisseurs. Le policier est submergé. Ses coups de sifflet sont stridents, mais bien inutiles. Rien ne bouge. Spectacle surréaliste. Bien que moins incommodé qu'un automobiliste, je peste contre la circulation. Elle ne fait qu'empirer. Chaque jour, le parc de voitures augmente. Chaque jour, la ville étouffe davantage. Rouler met les nerfs à rude épreuve. Il faut rester sur ses gardes, regarder à gauche, à droite, devant, derrière ! L'imprévisible peut jaillir à tout instant ! Mes concitoyens, d'habitude pacifiques, sont méconnaissables derrière le volant. Même nos douces moitiés transcendent leur tendresse génétique et se métamorphosent en ogresses ! Mais qui gère donc notre cité ? Qui en planifie le développement ? Qui répond de sa gestion ? J'ai bien peur que mes questions ne restent sans réponses. J'arrive à l'un des rares endroits de la ville où un couloir est réservé aux cyclistes. Pas de veine. Il est occupé par des voitures. Les agents de police ne semblent pas considérer cela comme une infraction. Je poursuis ma randonnée, un œil devant, pour surveiller les voitures en stationnement dont les portes s'ouvrent intempestivement, un œil derrière pour éviter les voitures à qui vient l'idée de tourner à droite brusquement et vous envoient sur le trottoir avec une belle queue de poisson. Arrivé à un quartier résidentiel où je pense pouvoir rouler en paix, je reçois un bout de papier sur la figure. J'ai juste le temps de voir l'individu qui, de l'intérieur de la grosse cylindrée qui vient de me dépasser, m'a pris pour une poubelle et m'a confié son détritus. Je ne peux que fulminer contre le fortuné propriétaire de la belle voiture, resté finalement un sauvage attardé. À peine remis de ma colère, un taxi termine sa course juste devant moi et débarque son client, m'obligeant à freiner brusquement, évitant de justesse d'être projeté contre lui. Je m'apprête à donner libre cours à ma rage et à ma frustration de cycliste bafoué. Le taxi driver se fend d'un large sourire et me neutralise irrésistiblement avec moult excuses. Je reprends mon pédalage. J'arrive à hauteur d'un cycliste. Obéissant à une solidarité innée entre amateurs des deux roues, nous nous saluons, échangeons sur nos bécanes respectives, grognons contre les voitures, évoquons les joies du cyclisme. Jusqu'au moment où nos chemins se séparent. De retour chez moi, j'aperçois mon voisin tentant de garer sa voiture, accompagné par les klaxons d'automobilistes n'affichant aucune envie de patienter qu'il finisse sa manœuvre. Je rentre chez moi, aspirant à me mettre sous la douche. La porte sonne. Je reviens ouvrir. Mon voisin est là. – Vous pouvez me conseiller pour l'achat d'un vélo ? me demande-t-il. – Volontiers ! répondis-je avec enthousiasme à l'idée de gagner un nouvel adepte de la petite reine. Puis, cachant mal son embarras, il ajoute d'une voix basse : – Vous pouvez m'apprendre à le monter… ?