On le voit, tout suggère que dans la littérature hindoue traditionnelle, il n'a pas existé d'intérêt véritable ou profond pour les pays étrangers. L'Inde, dit Halbfass, n'a pas recherché l'Ouest, et n'a guère recherché l'Autre. La Chine – de même que l'Inde, de même que l'Islam ou l'Europe – se considère comme le centre du monde. Les pays étrangers sont des barbares qui ont vocation à devenir des vassaux de l'empire du Milieu. Cet ethnocentrisme ne procède pas uniquement d'un sentiment de supériorité et de puissance. Il est aussi un aveu de faiblesse. « C'est pour avoir été tant de fois envahie et conquise an cours de son histoire… que, par un réflexe de compensation fort classique, la Chine traite de haut les étrangers ». Les invasions nomades du Nord ont convaincu la Chine que seul l'isolement peut procurer la sécurité. La Chine est la «nation centrale» (chung kuo). Fn quel sens est-elle «centrale» ? Quel est le sens du concept d'«étranger» en Chine? Ce dernier terme possède, dans la civilisation chinoise, une ambiguïté et une complexité qu'on retrouve dans bien d'autres cultures. Il importe tout d'abord de distinguer les influences étrangères de la présence étrangère effective. Les idées étrangères n'ont évidemment pas le même statut que les hommes venus de l'extérieur. Pour parler de l'étranger, la langue chinoise opère une distinction entre l'intérieur (nei) et l'extérieur (wai). Les «états étrangers » (wai-kuo) sont rangés à côté des « états feudataires » (wai-fan), qui reconnaissent la suprématie de l'empereur, à travers la génuflexion (le kotow) que font devant lui leurs ambassadeurs. La Chine, c'est en effet « l'Empire » (T'ienhsua), « la Civilisation » par excellence. Il importe de la différencier des « nations », qui sont des peuples, étrangers à l'Empire, ou même intégrés à l'Empire. Cette conception traditionnelle, fort ancienne, était encore celle des lettrés des années 1750-1850, quand la Chine dut faire face à la pression croissante de l'Europe. Pour l'élite intellectuelle et administrative, la Chine était le centre du monde, au point de vue géographique, culturel et politique. Elle était autonome et autosuffisante du point de vue économique, comme du point de vue idéologique. Quasi isolée du reste du monde pendant des millénaires, mis à part le mince lien constitué par la « Route de la soie » qui, par voie de terre, la relia de temps à autre à l'extrémité opposée du continent eurasiatique, la Chine commença seulement au XVIe siècle à entrer en contact réel et direct avec l'Europe, grâce à la route maritime inaugurée par les Portugais et relayée par les Hollandais. Les premiers contacts suivis avec l'Occident remontent à l'entrée des missionnaires jésuites, à la fin du XVIe siècle. La date fondamentale est l'arrivée en Chine du Sud (Macao-Canton) de Mateo Ricci (1580), qui décide de s'installer définitivement dans l'empire du Milieu, où il accomplira avec succès sa mission de prosélytisme, jusqu'à sa mort en 1610. Après lui, les jésuites européens, des Italiens, des Portugais, mais aussi, de plus en plus souvent, des Français, débarquent toujours plus nombreux, et redoublent d'efforts pour transmettre la vraie foi, apporter le christianisme à la Chine.Les jésuites transportent avec eux non seulement l'Evangile, mais des savoirs profanes et des témoignages de l'innovation technologique européenne (lunettes astronomiques, horloges, cartes géographiques, armes). Face à ces intrus, qu'ils appellent les « diables de l'Ouest », les Chinois font preuve d'un esprit d'ouverture relatif, surtout dans le domaine des techniques et des savoirs profanes, mais se montrent très réticents devant la propagande évangélisatrice des missionnaires. L'Europe, de son côté, fait preuve d'ethnocentrisme, en refusant de considérer les cérémonies religieuses chinoises comme des rituels, éventuellement dissociables des dogmes religieux. De plus des rituels familiaux et civils (les rites de piété filiale, etc.) sont envisagés par certains missionnaires comme des rites religieux, dont doivent se débarrasser les convertis chinois pour être considérés comme des véritables chrétiens. On connaît la célèbre « Querelle des rites », qui dura des décennies, et qui contribua probablement à l'échec de la christianisation de la Chine. Mais le rôle de l'attitude chinoise face à ces entreprises est évidemment primordial, et il faut revenir à la conception qu'ont pu avoir des Européens, les Chinois, en particulier l'élite lettrée et administrative. Cette attitude n'est pas aussi arrêtée, ni aussi dogmatique que celle des Européens face aux Chinois. L'intolérance chinoise est plus fluctuante que celle des Occidentaux, car elle ne se fonde pas sur la certitude de posséder la vérité absolue et révélée. Après avoir été accueillants aux missionnaires étrangers, les bouddhistes se montrent réticents à leur égard, à leur prosélytisme et à ce qu'ils estiment être leur orgueil. Les Chinois se méfient de ((ces petits Barbares rusés », venus pour occuper toute l'Asie, jusque-là tributaire de la Chine. L'entente apparente et relative entre les jésuites et l'empereur repose sur un malentendu : l'empereur montre de la bienveillance parce qu'il veut bénéficier de l'avancée scientifique et technologique des missionnaires. Les missionnaires font œuvre de savants parce qu'ils espèrent traduire cette autorité en moyen d'apostolat. Ce contact séculaire entre la Chine et l'Europe, du XVIe au XIXe, a sans doute plus affecté l'Europe que la Chine ; il a apporté à l'Europe non seulement les «chinoiseries» (ces bibelots exotiques), mais un savoir nouveau, ce qu'on appellera plus tard la «sinologie». Tandis que la Chine a été relativement peu touchée par l'apport européen. Tout compte fait, les jésuites ont plus fait pour divulguer la Chine en Occident que pour révéler l'Occident aux Chinois : «Cependant que la pensée chinoise, au prix de quelques contresens, agissait puissamment en Europe, le christianisme n'agissait que très modestement sur la dynastie mandchoue». • Gerard Leclerc La Mondialisation culturelle Les civilisations à l'épreuve