Il arrive des moments – rares, il faut le dire - où l'on ne regrette pas d'aller au théâtre. C'était le cas ce soir du 15 mars au Théâtre National Mohamed V où la troupe Anfass, nouvellement créée, a présenté 4 :48 Psychose, un texte de l'auteur britannique Sarah Kane*. Le spectacle, en langue française, mis en scène par Asmae Houri et interprété par Meryem Zaïmi, dure une heure. Une heure de bonheur durant laquelle les spectateurs vont assister à un long monologue entrecoupé de cris, de silences et de diatribes d'une femme –ou d'un homme- d'un « hermaphrodite » sans doute, qui raconte son histoire, celle d'une thérapie, d'un combat et d'une histoire d'amour qui avorte de manière tragique. J'ai lu le texte avant d'aller voir le spectacle. Je me suis demandé comment Asmae Houri allait résoudre cette difficile entreprise de dramaturgie et de mise en scène pour un texte aussi déconcertant. En effet, comment rendre visible et lisible un texte qui ne l'est pas, un texte sans personnage, sans dimension ni spatiale ni temporelle, un texte qui retrace un délire verbal incohérent et choquant, blasphématoire à la limite, dans une société arabo-musulmane, comme la nôtre, qui ne tolère ni le suicide ni les propos sexuels et scatologiques. Asmae Houri a réussi à nous présenter un spectacle clair et limpide comme l'eau de roche où les propos qui dérangent sont gommés par une vision de mise en scène mûrement réfléchie. Nous sommes loin des mises en espace auxquelles nous assistons souvent dans notre théâtre. Nous sommes face à une véritable mise en scène digne des vrais créateurs. Tout concourt dans ce spectacle à mettre constamment en éveil l'esprit du spectateur pour pouvoir pénétrer l'univers de cette « voie tortueuse de l'expression ». Le public fit un accueil d'autant plus chaleureux au spectacle qu'il pouvait y apprécier l'heureux mariage entre les différents protagonistes : une mise en scène intelligente pour un texte improbable, une scénographie signée par le talentueux Abdelmajid El Haouasse offrant un espace conforme à l'univers de la pièce, même si cette isotopie verse un peu dans la facilité, une musique composée par le non moins talentueux Rachid Bromi et qui n'intervient que durant les moments forts du spectacle et une interprétation au ton juste et précis malgré quelques moments où la voix était inaudible. La structure du spectacle, en trois temps, telle qu'elle a été imaginée par le metteur en scène, a permis au spectateur de mieux pénétrer l'univers de cette pièce. Le spectacle s'ouvre par une sorte de charivari assourdissant mêlant sirène d'ambulance et bruits discordants qui nous mettent d'emblée dans l'ambiance du dérèglement des sens et de la mort. Dès lors, dans un premier temps, le spectateur va être entraîné dans un délire verbal entrecoupé de temps en temps par des silences, des énumérations et des répétitions de mots et de phrases. Le discours s'emballe puis s'enraye en une sorte de litanie, s'emballe de nouveau puis devient lourd, lent, à la limite de l'extinction jusqu'au moment où tout se tait. Le souffle est coupé. L'atmosphère devient lourde et pesante. Le personnage se met sous la lumière d'une lampe, qui bascule sur sa tête, lentement au début puis, de plus en plus vite. La pendule permet l'accélération du temps pour relancer la machine verbale. Celle-ci s'emballe de nouveau. Nous assistons au même processus jusqu'à l'heure fatidique où le personnage se suicide accompagné par une lancinante voix interprétée magistralement par la cantatrice Ilham Loulidi . On entend des battements de cœur. C'est la marche difficile et irrésistible vers la mort dont l'apothéose est cette image de la comédienne figurant une montre indiquant 4h48. Pour traduire l'atmosphère suffocante de 4 :48 Psychose et l'ambiguïté du personnage aux traits distinctifs indéterminés, il fallait une comédienne ayant non seulement une palette de jeux de scène très diversifiée, mais aussi un corps capable de transmettre cette « pensée châtrée » qui n'arrive pas à concilier le corps et l'âme. Meryem Zaïmi est une comédienne à l'architecture corporelle déroutante. Elle peut jouer sur les deux registres de la féminité comme de la masculinité, et dans les deux cas avec une sensibilité aiguë. Elle a su trouver les moyens expressifs les plus appropriés pour rendre intelligible ce qui ne l'était pas au départ. * Le spectacle est repris le 5 et le 6 avril dans la petite salle Gérard Philippe de l'Institut français de Rabat.