Dans un éditorial daté du 14 avril 2010, le journal Le Monde explique pourquoi la Chine doit réévaluer sa monnaie. Ce problème est de la responsabilité du gouvernement chinois et il n'y a rien à en dire sur le plan politique. Mais le problème du taux de change d'une monnaie relève de l'analyse économique, singulièrement lorsqu'on se préoccupe de développement. Il est bon d'examiner les raisons avancées par Le Monde pour justifier la réévaluation du yuan. Dans quelle mesure peuvent-elles nourrir les réflexions des économistes des pays en développement ? Le premier argument avancé ne parait pas pertinent. Le voici : La sous-évaluation du yuan est une subvention déguisée aux exportateurs chinois. Déloyale, elle leur donne un avantage de compétitivité. Qu'en est-il ? La compétitivité est en principe une affaire des pays riches ; les travailleurs y ont une solide formation professionnelle et de hauts salaires, auquel cas, les gains de compétitivité sont nécessaires pour maintenir des prix bas. C'est le cas de l'Europe et des Etats-Unis. Les pays émergents sont, par définition, des pays de bas salaires ; la priorité, pour ces pays, est de faire face à la transformation de la population rurale en main-d'œuvre ouvrière. Le manque de formation est sanctionné par de bas salaires, seul atout pour assurer la compétitivité des produits à exporter. L'unique atout de la Chine est qu'elle applique une flexibilité totale du travail, ce qui n'est pas le cas des autres pays émergents. Le manque de flexibilité du travail fait que, pour demeurer compétitifs, les autres pays n'embauchent pas les ruraux et importent des pays riches des biens d'équipement peu consommateurs de main-d'œuvre ; ce faisant, ils se tirent une balle dans le pied : les entreprises font des profits au sein d'un océan de pauvreté ; c'est un choix de société. Mais ce choix conduit à pratiquer une politique de réévaluation du taux de change de la monnaie nationale, ce qui conduit à donner un pouvoir d'achat fictif, sans création de richesses, à ceux qui disposent de revenus précaires. Cette politique est redoutable ; elle conduit aux crises de la balance des paiements ; les pays émergents y sont abonnés. La Chine n'a jamais mendié l'aide du Fond Monétaire international. En définitive, s'il y a concurrence déloyale, elle se trouve dans la flexibilité dans les horaires du travail. Cette flexibilité, quand on a lu Marx, permet d'assurer d'abord le plein emploi, ensuite les hausses de salaires. La rigidité de la réglementation du travail a un coût qu'il faut payer. Mais il y a plus. Cette politique de bas prix des produits exportés profite aux populations des pays, qu'ils soient riches ou pauvres. Prenons un exemple marocain : la Chine exporte sur le Maroc des babouches qui sont vendues au public à dix dirhams la paire. Or les babouchiers marocains ne savent faire que des babouches d'un prix moyen de quatre vingt dirhams. Que se passe-t-il ? Ceux qui s'achètent les babouches produites au Maroc n'achèteront pas les babouches chinoises ; par contre, les Marocains pauvres, qui n'ont jamais rêvé acheter des babouches au prix du marché, auront accès aux babouches chinoises ; le bas prix renforce leur pouvoir d'achat. Il en est de même pour les pays riches, principalement l'Europe et les USA. Ceux-ci sont engagés dans de très douloureuses réformes de leurs finances publiques ; quand on dépense plus que ce qu'on gagne, on est contraint de comprimer son pouvoir d'achat. Les produits chinois à bas prix augmentent les revenus des populations des pays riches. C'est l'étape première, parce que la plus urgente. Les produits de Chine permettent, dans une certaine mesure, de réduire les dépenses en achetant moins cher. Il s'agit d'une aide appréciable dans l'acceptation des réformes douloureuses. Comment mesure-t-on la sous-évaluation d'une monnaie ? Il existe des indicateurs indirects quand cette monnaie n'est pas convertible. Le yuan est sans doute côté sur les places financières asiatiques, à Hong Kong, à Singapour et en Australie ; il existe toujours une cotation informelle, pour le règlement des inévitables transactions informelles et aussi, des compensations de créances. Si le taux de change du yuan sur les marchés libres est supérieur au taux officiel, cela ne veut pas dire que le yuan est sous-évalué. Cela veut dire que le taux de change informel salue les performances macro économiques du pays : un budget en excédent, un endettement public nul, un endettement privé extérieur faible, un contrôle de la masse monétaire et des prix ; une épargne privée conséquente ; la monnaie ainsi jugée devient une valeur sûre, à acheter et à conserver. Au contraire, si la monnaie est mal cotée ou n'est pas cotée, cela veut dire qu'elle n'intéresse personne. Bref, une monnaie n'est jamais sous-évaluée. Elle devient une monnaie de réserve ou elle demeure un moyen de paiement intérieur. Dois-je rappeler cette vérité, que la monnaie ne représente rien d'autre que des produits échangés entre eux. Elle est un voile, disait Jean-Baptiste Say. Le yuan est rattaché au dollar et le suit dans ses fluctuations ; à ce titre, il ne porte pas préjudice au dollar. Le taux demeure inchangé. Cependant, la Chine n'a pas intérêt à se brouiller avec les USA, car le marché américain est son principal marché et le dollar est la seule monnaie-monde. Les Américains ouvrent généreusement leur marché aux pays qui veulent sérieusement se développer. Les règles sont connues, il suffit d'y souscrire. Les Américains ont besoin de l'aide chinoise pour améliorer leurs performances sur le plan de leurs exportations. Aussi bien, la décision de réévaluer le yuan est une décision politique et non économique. Un autre argument est avancé par l'éditorialiste du Monde : « Les experts estiment que le yuan pourrait s'apprécier de 10 à 25% s'il était convertible. Ce changement de parité irait dans le bon sens. Il corrigerait le déséquilibre majeure de l'économie mondiale : un exportateur géant, la Chine, thésaurise des excédents géants, cependant que s'accumulent les déficits chez les autres. » En langage clair, cela veut dire que, puisque les pays riches gèrent mal leur économie, qu'ils cumulent les déficits qui les appauvrissent et les mettent aux abois, ils demandent à la Chine d'en faire autant pour les aider à continuer à mal gérer leurs pays. Cette demande n'est pas nouvelle. Elle est récurrente depuis le 19ème siècle. Interrogeons l'Histoire : Mettant aux prises la Chine et plusieurs pays occidentaux à la balance commerciale largement déficitaire, les guerres de l'opium naissent des tensions provoquées par le renforcement des lois anti-opium en Chine, alors que les Britanniques tentent d'y exporter l'opium indien. Après un premier conflit où l'Empire du milieu est face aux seuls Anglais (1839-1842), la seconde guerre de l'opium (1856 – 1860) implique la France, les Etats-Unis et la Russie aux côtés du Royaume Uni. La Chine perd les deux guerres, ce qui l'oblige notamment à accepter le commerce de l'opium, à ouvrir certains ports au commerce et à céder Hong Kong à la Grande Bretagne. Très affaiblie, elle décide de se moderniser (industrialisation, armement, communications et transports). Témoin de l'expédition de Chine, Victor Hugo a eu ces admirables propos : «Vous me demandez mon avis sur l'expédition de Chine. Le voici : Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde. Cette merveille s'appelait le Palais d'Eté. Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'Eté. L'un a pillé, l'autre a incendié. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce formidable et splendide musée de l'Orient. Il y n'y avait pas seulement là des chefs-d'œuvre d'art, il y avait un entassement d'orfèvrerie. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres ; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits. Les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelque fois des bandits, les peuples jamais. » Cette citation n'a rien à voir avec notre propos sur le taux de change du yuan ; c'est tout simplement une excursion dans la très belle littérature française. Alan Bloom disait de l'économie qu'elle était la « morne science » ; il est bon de l'aérer un peu. Le Maroc n'est pas épargné non plus. En 1860, après la défaite de Tétouan et pour mettre fin à l'occupation espagnole, le gouvernement marocain accepte de réévaluer sa monnaie, une réévaluation de 400% ! Pays jusqu'alors aux finances équilibrées, il est entré dans la tourmente des déficits jusqu'à sa mise sous tutelle. Les Marocains s'imaginent que l'endettement non contrôlable du pays est dû à l'incompétence de ses dirigeants. Erreur. Ils ne pouvaient faire autrement. La faillite financière du pays, avérée en 1906, était la conséquence implacable de la réévaluation de la monnaie exigée par les armes en 1860. Le Maroc a beaucoup à apprendre de la Chine comme au temps d'Aladin, lequel tirait sa richesse de ses échanges avec la Chine. En ce début du 21ème siècle, la leçon à retenir de l'expérience chinoise est que le taux de change d'une monnaie peut conduire au développement économique ou à la faillite financière. La monnaie d'un pays qui n'a pas suivi le dollar dans ses évolutions à la baisse est un lourd fardeau pour ce pays. Par contre, un pays dont la monnaie colle au dollar, protège efficacement les bas salaires ; ceux-ci n'ont plus besoin d'être écrasés pour des raisons de compétitivité. Le taux de change d'une monnaie fait partie d'une panoplie du bon développement ; il contribue à protéger les avoirs extérieurs du pays considéré. Le déficit de la balance des opérations courantes avec l'extérieur, conduit tout droit au Fond Monétaire International et à la compression des dépenses budgétaires. On peut toujours l'éviter si l'on veut.