Abdessamad Bouysramne Kant, « Critique de la faculté de juger », paragraphe 14. La couleur parlante La couleur recèle un monde infini à explorer, par quoi tout s'offre et existe. Dans le sens de l'infinité des possibilités de son emploi et des explorations qu'elle permet et qui est le fondement de l'art pictural. Ce que Deleuze a coutume d'appeler les « blocs de couleurs » pour désigner le sujet/objet de l'art de peindre. Chaque artiste y va de sa palette rendant compte de ses potentialités expressives. C'est la première chose qui nous fait face chez lui et qui nous le fait connaître. On peut construire une peinture autour d'une seule couleur comme de plusieurs dizaines. Question de maîtrise fédérée à l'état d'âme, à l'emballement spirituel du moment. Ce que je crée part de moi et emprunte mes outils et mes choix. Dans le travail de Bouysramne axé sur le monochrome, cela est d'une évidence certaine par le choix d'une certaine réduction du chromatique, dépouillée de ce qui est encombrant, existant par ce qui émane de lui, mais dont le pouvoir de suggestion est très fort. Cela permet au regard de palper plus aisément non pas le sens mais l'affect inspiré qui est derrière. Dans un premier temps, bien sûr. Car il y a une disposition, un emplacement, une réitération remarquable d'une donnée propre à lui dans ses travaux artistiques. C'est abstrait et assez minimaliste. Pas de référence au réel et avec du peu. L'artiste institue une surface principale couvrant toute la toile, puis deux formes minuscules y sont déposées : l'une assez grande et l'autre plus minuscule à côté, décalée. Un même espace donc, celui du tableau les réunit, chacune ayant sa propre couleur. Or tout cela n'est que le vu, le visible, le donné. Le monde exprimé par ces trois étages de couleurs dialoguantes, se répondant, font valoir ce qui est plus englobant, ce fond premier, qui est d'une présence incontournable, une base en même temps. Le dit de la trace De quoi s'agit-il au juste ? Là, se dessine l'apport, qui est la particularité agissant comme ajout et comme différence : la lettre, celle de la calligraphie arabe qu'il avait déjà investie artistiquement et librement lors d'une première expérience dans des toiles d'un esthétisme épuré et transparent et où il a excellé et obtenu un prix national. Dans cette expérience nouvelle, l'artiste peint la lettre à l'infini, pour créer un bain coloré à la tenture unique. La lettre arbitraire mais actuelle par sa présence neutre s'écrit autrement, loin de son attribution première qu'est d'être dans la signification de ce qui peut être déchiffré ou épelé, dans la lecture, mais où elle disparaît pour ainsi dire. Sa répétition par l'artiste en soubassement renforce cela et constitue un enchevêtrement équilibré et presque plein, car elle accapare le plus de surface et reçoit les deux formes citées ci-haut. C'est une construction en strates dont la base est comme matricielle, générant ce qui s'adosse à elle. La lettre est à la base de l'écriture qui est à la base de la pensée. Lettres et formes prises dans une esthétique de couleur dont on ne peut qu'être doublement sensible. La grande fonctionnant comme présence et effacement : un aplat dense, criant, consistant de la même couleur que le fond à lettres. L'autre employée comme un signe, accent ou comme une ponctuation qui arrête la marche du regard déjà aiguisé, dans son voyage au sein de la toile. On est transporté en une alchimie forme/couleur, cette relation dont le poète Oscar Wilde dit : « l'art est plus abstrait que nous l'imaginons, la forme et la couleur nous parle de forme et de couleur, et tout s'arrête là ». Autrement dit, tout est exprimé là. Le carré du fond et les aplats et les petites taches nous parlent le langage de l'émotion. On passe du noir, du rose, du bleu, du violet, du marron vers, un pour chaque couleur citée, du blanc, du jaune du vert ou du rose en, plus petit. Tout est clair, net, qui célèbre la beauté pure du geste créateur. Un mouvement à trois étapes qui donne vie à l'œuvre et la fait entrer dans une esthétique réactive intérieurement, d'elle-même. Le remplissage patient et soucieux d'un accomplissement bien fait qui ne laisse rien au hasard comme lorsque l'on écrit un texte. Ici muet, insensible, tant que le deuxième geste n'est pas entrepris, celui de faire passer un pinceau large et sûr au milieu, un grand cri, une semblant de rébellion tranquille, rejoint tout de suite par un point (final ou marqueur d'une suspension momentanée). Une référence textuelle qui convient bien à ce travail qui détourne, pour une réception différente de l'acte de la création. La matière/réceptacle Une autre expérience artistique confirme ce choix, celle des installations. Elle est en contact direct avec la matière. Les symboles et les signes, chiffres ou lettres sont tracés à même la terre mouillée malléable au creusement, déjà circoncise et limitée par une géométrie intentionnelle éclatée à certains endroits. Ici, il s'agit de la matrice première, qui donne et accueille la vie, entre l'apparition première et l'aboutissement final. Ne demeurent que les marques laissées par le passage, elles-mêmes provisoires. On voit dans cette expérience l'existence flagrante et voulue d'un pas ici ou là. Trace d'un pied nu, d'une sandale bizarrement affichant une couleur bleue, l'immersion préméditée de l'artiste sans doute pour dire, signer ou expliciter la pensée qui gère la réalisation artistique. Ce qui n'est que vrai. Tout art provient de recherches assidues, guidé par l'idée qui les nourrit. Nicolas Poussin n'a-t-il pas dit : « de la main du peintre ne doit sortir aucune ligne qui n'ait été formée auparavant dans son esprit ». Abdessamad Bouysramne offre ici un bel exemple de réalisation plastique gorgée de talent et suscitant à bon escient des réflexions tant esthétiques qu'intellectuelles.