Nietzsche est pour nous aussi nécessaire, afin de diagnostiquer le nihilisme de notre culture musulmane. Ce qui est difficile à voir au premier abord du texte de Nietzsche, c'est qu'il ne s'agit nullement de récupérer en le lisant des thèses philosophiques définitivement fixes ou avérées; au contraire, pour toute lecture qui s'expérimente en contexte, l'enjeu principal consiste à retrouver le mouvement de pensée nietzschéen dans un régime de signes autrement coloré et interprété dans les flux de vitalité qui s'y captent et s'y traduisent. En ce sens, les concepts nietzschéens devront subir un travail de réélaboration, qui leur prête sens en conséquence du contexte auquel ils sont destinés à se frotter – à se mesurer… Le nihilisme par exemple devra être réinventé en fonction de la représentation musulmane des valeurs. La posture athée sera ainsi d'emblée insuffisante pour cerner et comprendre Nietzsche, car elle demeure compromise dans un cadre (ici la culture musulmane) qui accule volontiers les individus à épouser un athéisme-impasse empêtré dans la mauvaise conscience et produisant une pure et simple contestation dialectique par réaction irrépressible. On le voit bien : l'usage de Nietzsche est déjà redoutable pour celui qui en pressent à peine les conséquences théoriques éloignées, surtout en matière de valeurs. Toute revendication axiologique est soumise à la question généalogique : quelles sont les conditions de vie qui poussent certains types issus de l'islam à vouloir se démarquer expressément des valeurs de leur milieu, et à vouloir en souffrir dans leur vie (donc aussi dans leur corps)? Nietzsche est sans pitié également pour les athées en islam; du moins il l'est plus pour ceux qui s'attardent à penser avec lui en partie contre eux-mêmes parce qu'ils comprennent très bien le sens du terrible «Qu'importe de nous !». Il en est de ces esprits libres en islam que Nietzsche ne console guère, et pour qui l'athéisme n'a d'intérêt qu'en tant que critique du conditionnement des valeurs et de leurs répercussions à terme sur la vie des corps, – donc jamais en tant qu'athéisme de combat bassement revendiqué. Penser avec Nietzsche dans une moralité des mœurs musulmane triomphante et extrêmement redondante de ses signes est un défi qui dépasse la mesure de l'individu même le plus fort et indépendant. Nous en avons fait l'expérience sur nous-mêmes, en passant à l'interprétation pulsionnelle des idéaux incarnés de nos proches et de nos géniteurs. Ce fut longtemps cruel et sans remède à force de ressassement, mais l'oubli sauve un peu, même si une menace autrement terrible revient et nous surprend : celle de se taire une bonne fois pour toutes après avoir percé le vide des valeurs que l'on s'obstine à masquer autour de nous à coups d'ascétisme forcené. Devant un tel danger de mutisme excessif et voire définitif chez certains, une seule devise s'impose pour ceux qui en seront capables : au travail ! Avec Nietzsche donc, aucune doctrine ou représentation culturelle dite spéciale ne saurait déroger à sa responsabilité devant cette question décisive : comment traite-t-on la vie et comment celle-ci devient-t-elle suite à ce traitement particulier ? On n'y échappe pas soi-même, car l'on est déjà partie prenante d'un mode de détermination des valeurs qui investit leur sens et leur représentation communément admise. Même oser s'exposer en tant qu'individu athée dans le cadre d'une théocratie musulmane institutionnalisée devient suspect d'un point de vue généalogique, puisque la distinction que revêt cette posture par rapport à son environnement immédiat recèle elle aussi quelque chose d'un idéal au nom duquel on est prêt à souffrir. Tel est le redoutable soupçon généalogique légué par Nietzsche.