Ils sont désormais les ordonnateurs de la vie démocratique. Il s'agit des médias. Le phénomène remonte déjà à la fin du 20ème siècle ; il prend de l'ampleur à l'occasion de chaque épisode électoral. Il prend également une autre dimension avec l'arrivée des médias dit sociaux. Avec le feuilleton électoral international inauguré par l'épisode américain et amplifié avec l'actuelle élection présidentielle française, on assiste à l'exacerbation du phénomène. Jadis, les élections donnaient de la matière informative aux médias; aujourd'hui tout est organisé en fonction de la demande médiatique. Avec in fine, des coûts onéreux pour la démocratie. Vers le milieu des années 1990, le politologue Roland Cayrol publiait un livre au titre prémonitoire, Média et démocratie : la dérive. Tout ce qu'il avait pisté comme déviation est encore là : non-vérification de l'information, absence de mise en perspective, recherche du sensationnalisme, non séparation des faits et des commentaires, confusion entre information et communication, journalisme de connivence, corporatisme,... Ma référence en la matière demeure cependant Bourdieu. Le célèbre sociologue, théoricien de la violence symbolique, et ses équipes de recherche ont abordé à plusieurs niveaux l'analyse des médias, la télévision et la presse écrite notamment. Et on ne peut pas dire que les résultats de ses travaux ont plu aux premiers concernés, les journalistes. Les rapports de Bourdieu avec la presse ont été ainsi phagocytés en quelque sorte par ce regard critique et dénonciateur. La pensée critique dérange l'ordre dominant y compris dans le champ médiatique. On peut dire que les travaux et les interventions de Bourdieu et de son école ont porté sur trois aspects du fonctionnement médiatique. D'abord sur ce que le sociologue appelle l'emprise du journalisme ; une dimension plus large que la notion galvaudée du "quatrième pouvoir". Il s'agit avec Bourdieu d'analyser et de dévoiler les mécanismes d'"un champ journalistique de plus en plus soumis aux exigences du marché (des lecteurs et des annonceurs) qu'ils exercent d'abord sur les journalistes (et les intellectuels journalistes), et ensuite et en partie à travers eux, sur les différents champs de production culturelle". Je pense que c'est une thèse qui aiderait par exemple à éclairer ce qui se passe actuellement au niveau de la presse écrite au Maroc. L'autre aspect de cette recherche concerne la critique d'un média en particulier, la télévision. La thèse principale de Bourdieu est connue : la télévision ou le fonctionnement dominant actuellement à la télévision est incompatible avec le développement d'un discours cohérent, avec l'expression d'une pensée. La télévision privilégie l'urgence et le fast-thinking. Pour développer un contre-usage de la télévision, il a enregistré son célèbre texte sur la télévision dans deux émissions diffusées sur Paris Première dans des conditions de tournage spécifiques: plan fixe, absence de montage ou d'intervention d'une autre instance. Parce que dans les thèses de Bourdieu, parler dans les médias revient en fait à parler pour les médias : c'est-à-dire s'inscrire dans leur logique discursive qui neutralise toute possibilité de développement ou d'argumentation. Un ordre médiatique qui cache mal son mépris pour le grand public, à l'instar de cette recommandation du chef d'édition du J .T d'une grande chaîne : «craignant que le professeur que j'étais ne soit compliqué, abstrait et ennuyeux, il me glissa : «rappelle-toi que tu parles à des concierges et que dans «concierges» il y a «con»»! Enfin on peut dire que les recherches animées par Bourdieu ont dévoilé deux dimensions sociologiques importantes de l'univers des journalistes. Ce sont pour la plupart des gens issus des classes moyennes et culturellement ils appartiennent aux classes dominantes, ce qui influe sur leur pratique ; deuxièmement c'est un milieu touché de plus en plus par la précarisation. La misère du monde finit par toucher également ceux qui en vivent... en en parlant.