Pour Abdelkader Retnani, éditeur, ce mois de carême est propice pour lire des manuscrits. Il estime que, s'agissant du paysage médiatique, la presse écrite a énormément avancé par rapport au secteur audiovisuel. Retnani nous parle aussi de la société marocaine et des mutations qu'elle est en train de subir. Al Bayane : Que représente pour vous l'ambiance spirituelle et sociologique que procure le mois sacré du Ramadan ? Abdelkader Retnani : Le Ramadan, c'est le mois où je travaille le plus. On reçoit moins de coups de téléphone. On travaille d'une manière continue sans interruption et dans de très bonnes conditions. J'ai eu toujours plus de disponibilité sur le plan du travail dans ce mois de carême. Dans notre domaine, celui de l'édition, le Ramadan nous offre un moment de mise à niveau. Et pour cause, à partir de juin jusqu'à fin septembre, les librairies travaillent uniquement sur les livres scolaires. Pendant quatre mois, nous ne sommes pas sollicités. Cela nous permet de préparer la rentrée en Octobre. Je termine à 15h00. Après je pratique la natation de 16h00 à 18h00. Ce qui me fait deux heures de sport quotidien. Puis, je rentre chez moi. Je me repose. J'écoute des émissions culturelles. Le soir, je lis des manuscrits posés sur ma table de chevets. Actuellement, je suis en train de lire un livre historique intitulé « Les enjeux financiers et économiques du Protectorat marocain (1936-1956) » de Georges Hatton. C'est un livre qui relate ce qu'a exercé le protectorat sur le Maroc pendant la première moitié du 20ème siècle, le seul exemple de mise en tutelle qui n'est pas soldé par la négation. Le Maroc était un royaume de tradition millénaire si forte et cela a sauvé la relation entre la France et le Maroc et lui a permis des relations amicales renforcées après l'indépendance. Comment vous organisez vos journées durant ce mois ? Je ne fais pas partie des gens qui veillent tard le soir. J'ai mes habitudes. Je reste chez moi et je reçois des invités pour la rupture du jeûne. Quelles sont vos lectures préférées durant ce mois sacré ? Vous savez le Ramadan est un mois sacré. Je lis quelques versets du Coran et par déformation professionnelle, je lis des manuscrits. Je viens de recevoir un livre «Les sept derviches» de Nedim Gürsel que je lis pour le présenter au public marocain. Quant à mes écrivains préférés, je ne peux pas vous dire. Il y a les écrivains confirmés. Il y a aussi la nouvelle génération qui apporte un peu de fraîcheur et je souhaiterai que les Marocains puissent la découvrir comme Maria Guessous, Youssef Alami, Hicham Asri, Bahaa Trabelsi et autres. Je travaille aussi sur un projet. Je prépare un livre qui sera intitulé «La grande histoire du sport au Maroc». Sa sortie est prévue pour la fin d'année. Je pense qu'on va créer un grand évènement avec cette nouvelle parution. Etes-vous de ceux qui laissent apparaître des sauts d'humeur durant la période du jeûne ? Pourquoi ? J'ai toujours de l'humour même avec les gens qui travaillent avec moi. Je suis de nature calme. Les sauts d'humeurs, n'est pas mon style. Je préfère travailler dans un cadre agréable. J'ai été toujours cordial. Je ne m'énerve pas. Au contraire, je laisse passer. Quelle appréciation portez-vous sur la programmation TV sur les chaînes nationales ? Etes-vous d'accord avec ceux qui estiment que le niveau esthétique et professionnel des sitcoms pêche par son indigence pour ne pas dire sa médiocrité ? J'aime dire ce que je pense mais je ne veux pas faire moins d'amis encore. Je ne veux pas donner de point de vue. Quand vous suivez un programme et vous zappez, ça veut tout dire. Je vais vous donner un exemple : il y a des gens brillants pendant leurs parcours personnels et quand ils prennent certaines responsabilités, on les reconnaît plus. Bien entendu, il y en a qui sortent du lot Quel regard portez-vous sur le paysage médiatique marocain : presse écrite et audiovisuel ? Le paysage audiovisuel a fait un pas en avant extraordinaire. Sur le plan de la presse écrite, on assiste à une floraison de journaux. Il y a aussi plus d'efforts de recherche et de travail de fond. La presse écrite, a mon sens, évolue plus que l'audiovisuel. Mais il y a une autre catégorie qui arrive et qui est excellente, en l'occurrence la radio. Il y a une évolution extraordinaire à ce niveau. Par contre, concernant l'audiovisuel, la télévision continue cahin caha. Je crois qu'il faut briser certains tabous. C'est malheureux. Beaucoup de gens regardent les chaînes satellitaires étrangères. Ils sont complètement déphasés parce qu'ils ne voient que des chaînes étrangères. Cela peut créer une sorte de rejet sur le quotidien marocain. Il faut que les responsables puissent attirer plus de spectateurs sur leurs chaînes. Ce serait intéressant qu'on fasse un sondage qui sera enrichissant pour la connaissance du public marocain. Mais il faut qu'il y ait de la clarté. J'ai constaté aussi que beaucoup de gens souhaitent passer leurs vacances en Turquie à cause des feuilletons turcs. Alors que c'est nous qui servons d'intermédiaire. Pourquoi les films marocains ne sont pas vus dans les chaînes turques ? Nous achetons des films des pays arabes mais est-ce que les feuilletons marocains sont vendus ? C'est la question que je me pose. Qu'est-ce qui a changé dans la société marocaine ? Elle évolue très vite et à une vitesse d'enfer. Je vois cette évolution à travers trois éléments. Le premier Mai 68 en France et ce que cela a eu comme répercussions. On a commencé à rentrer dans la mondialisation. Le deuxième élément, la chute du Mur de Berlin 89 et le troisième, le dernier crash financier. On est rentré en pleine mondialisation. Certes, on a été moins touché parce qu'on a été moins en avance. Ces trois éléments ont fait que la nouvelle génération va très vite et exige plus encore. Elle demande plus parce qu'elle a moins de chances de s'affirmer socialement. A titre d'exemple, un jeune diplômé d'une école supérieure dans les années 80-90 pouvait aspirer à un bon poste, se marier et s'acheter un appartement. Un diplômé en 2010, s'il a une chance d'avoir papa derrière lui, il peut avoir un appartement. Sinon, il est condamné à ne pas avoir de logement. Ce qui veut dire qu'une grande instabilité sociale s'installe. Cette génération a mal dans sa peau. J'ai peur qu'on perde nos traditions et nos repères qui peuvent dérégler notre société. La cellule familiale est en train de s'éclater. Je vais vous raconter une histoire de chebakia qui veut dire beaucoup de choses. J'ai vu que dans un quartier huppé de la mégapole, une nouvelle franchise pâtissière française qui vend la chebakia marocaine. Cela m'a complètement secoué. Je me pose la question : où sont nos traditions et la bonne chebakia que nos grands-mères préparent. Personnellement, je n'ai pas envie de goûter à cette chebakia vendue dans une pâtisserie française. Elle n'aura pas le même effet sur ma langue que celle que j'ai mangée pendant ma tendre enfance. On a sauvé nos traditions pendant quatorze siècles. Aujourd'hui, on est en train de les perdre. Vous savez, l'histoire peut commencer avec une pâtisserie et se terminer ailleurs.