La tension entre le gouvernement et les syndicats que le conflit sur la réforme de la retraite a exacerbée, relance à nouveau le débat autour du rôle et de la place du mouvement syndical sur l'échiquier politique et social marocain. D'aucuns sont allés vite en besogne pour annoncer la fin prochaine du mouvement syndical marocain qui, disent-ils, est miné par ses divisions et prisonnier de ses vues étriquées et de plus en plus «incapable de mobiliser des foules» comme c'était le cas par le passé. Mais comme cela a été dit dans un précédent article, les syndicats, pour un gouvernement, dans un environnement démocratique et pour une entreprise, dans un climat social interne apaisé, sont avant tout des partenaires sociaux avec qui il convient de construire des instances et des procédures de dialogue social efficient et productif, d'où sortent des idées et des propositions ramenant des bienfaits aux employeurs et aux employés et ce, dans le cadre d'une démarche « gagnant-gagnant ». De plus, les syndicats, en tant qu'instruments d'intermédiation au sein de la société, ont un rôle fondamental dans le règlement pacifique des conflits et, surtout dans leur prévention ou du moins dans leur maintien à des niveaux qui ne débordent pas trop pour remettre en cause l'existence d'une entreprise ou la stabilité d'un pays. Or pour avoir un mouvement syndical fort et efficace, trois principes doivent être respectés de notre point de vue, à savoir l'unité syndicale, la démocratie interne et l'indépendance. Concernant le premier principe de l'unité syndicale, force est de constater que l'une des caractéristiques marquantes du champ syndical marocain est son émiettement qui trouve son origine historique dans les tensions et divisions qui ont ébranlé des forces politiques nationales au siècle dernier; en plus de l'entêtement de la plupart des partis politiques à avoir leurs propres centrales syndicales, même si elles sont ramenées, souvent, à leur plus simple expression d'officines sans aucune influence ni impact réel. Cette démarche découle d'une conception étriquée qui considère le syndicat, avant tout, comme une simple courroie de transmission entre le parti et les travailleurs, au même titre que ses organisations de jeunesse ou de femmes ou autres. Et là, un des paradoxes de notre champ politique et social marocain est que face à la division syndicale caricaturale des travailleurs, le patronat est lui uni dans une seule organisation, la CGEM, qui regroupe toutes les entreprises du pays. L'image la plus expressive de ce paradoxe est l'existence, au niveau de la deuxième chambre du parlement, d'un seul groupe parlementaire du Patronat, celui de la CGEM, face à une multitude de groupes et groupements pour les représentants des salariés. Le mouvement syndical marocain authentique est donc en face d'un défi majeur qu'il doit relever avec une grande résolution et une forte volonté, à savoir celui du recouvrement de l'unité syndicale. Le rapprochement entre les centrales syndicales les plus représentatives qui a été entrepris, l'année dernière, et le contenu prometteur du communiqué qui a été publié à cet effet; ainsi que les actions communes menées sur le terrain sont, peut-être, le prélude à cette quête vers la reconstruction de l'unité syndicale où il devient urgent de passer à la vitesse supérieure, sans pour autant tomber dans la précipitation, car les obstacles, notamment psychologiques sont grands ; ainsi que les séquelles des déchirements passés qui sont encore présents. Mais l'unité syndicale des travailleurs ne peut se réaliser que par le respect de la diversité de ses composantes, ce qui n'est possible que dans le cadre d'un fonctionnement démocratique des différentes structures, tant au niveau des prises de décision qu'au niveau de l'émergence des dirigeants. En effet un syndicat doit avoir une vie interne démocratique pour, d'une part, pouvoir regrouper le plus grand nombre possible des travailleurs et d'autre part, être à même de dégager des élites syndicales locales, sectorielles et nationales engagées et compétentes. Cela va aussi permettre la cohabitation au sein de la même organisation de personnes de différentes tendances et orientations, sans tomber dans le clanisme stérile et les déchirements internes. De même que la prise des décisions après des débats libres et de larges concertations permet de consolider la cohésion organisationnelle et de renforcer la mobilisation et l'engagement des adhérents. A défaut d'une gouvernance et d'un fonctionnement interne démocratiques, l'organisation syndicale tombe dans la dérive bureaucratique qui ramène la contestation interne et la démobilisation. Enfin, le mouvement syndical, pour préserver sa vocation fondamentale et sa raison d'être qui est de défendre les intérêts des travailleurs, se doit d'être indépendant des pouvoirs publics, du patronat et des acteurs politiques. Mais l'indépendance ne veut absolument pas dire la neutralité par rapport à la dynamique sociétale et aux luttes démocratiques. Le moyen éprouvé dans les démocraties matures pour préserver l'indépendance syndicale sans tomber dans la neutralité passive, c'est la démocratie contractuelle. Cette dernière permet aux syndicats de s'engager dans les batailles démocratiques sur une base contractuelle où des forces politiques s'engagent formellement à appliquer, s'ils arrivent à être au gouvernement, sinon à être les porteurs dans les instances élues s'ils sont dans l'opposition, des points programmatiques précis et convenus à l'avance et, surtout portés à la connaissance préalable des électeurs. Dans ce cadre, Il est naturel que les objectifs du mouvement syndical convergent avec ceux des forces politiques porteuses du projet sociétal de démocratie, de progrès et de modernité. D'ailleurs ces forces sont des alliés objectifs du mouvement syndical dans le combat permanent pour la promotion des idées de la liberté, de l'égalité des chances, de la solidarité et de l'équité sociale. Un mouvement syndical solide par son unité, efficient par son fonctionnement interne démocratique et surtout gardant le cap de la défense des intérêts des travailleurs par son indépendance ne peut être que fort et crédible. La force et la crédibilité apportent de l'influence sur la société, ce qui, avec l'indépendance, conduit naturellement à un très haut niveau de professionnalisme et de responsabilité. Cela est dans l'intérêt, non seulement des travailleurs, mais surtout du pays, car le mouvement syndical devient, dans ce cas,un élément fondamental de stabilisation sociale en tant qu'instrument d'intermédiation et un outil essentiel pour l'équilibre social en tant que contrepoids vis-à-vis des autres corps organisés, notamment le patronat. Il devient ainsi une pièce maîtresse dans le projet de construction de la société moderne, de progrès et de démocratie à laquelle nous aspirons. En conclusion, le Maroc, autant qu'il a besoin, pour parachever sa construction démocratique et sociétale, de partis politiques crédibles et porteurs de projets bien différenciés, autant il a besoin d'un mouvement syndical fort, uni et tout aussi crédible.