Le souk de mon enfance n'est plus le souk. Le conseil municipal l'a modernisé pour qu'il soit digne du 21ème siècle. La rage épidémique de l'immobilier s'est emparée de lui sans le prévenir. Il s'est vu un beau jour enfermer dans une gigantesque enceinte teinte en rouge. On se demande ce que vient faire une enceinte rougeâtre comme celle de la ville ocre au beau milieu de la ville de la mer et du soleil, notre belle cité moderne récemment bâtie. Mais parlons d'autre chose... Nous étions encore petits et le monde nous paraissait grand, immense, interminable. Le souk était pour nous un endroit de rêve, d'évasion, de magie et représentait notre principale distraction : les antennes de la RTM n'avaient pas encore poussé sur nos toits. Après la classe, on y accourait. Nous étions surtout attirés par les «Halkas». Nous restions des heures, subjugués par les légendes captivantes des conteurs. Nous taquinions les macaques tenus de singer leurs supérieurs humains pour quelques sous. Nous regardions sans oser trop nous approcher, les cobras qui dansaient, charmés par la musique et séduits par les belles touristes qui les prenaient en photo. Nous écoutions sagement les instructions des « fquihs» qui vendent la religion aux badauds. Nous faisions mine de croire tout ce que la voyante faisait voir à son client dans les cartes, surtout quand il s'agissait de travail, de mariage et de bonheur. Nous nous tordions de rire autour du «Docteur des Insectes» ou autour du «Saroukhe» qui nous racontaient des histoires abracadabrantes et invraisemblablement drôles. Nous suivions sagement, sans gêne et sans honte, les explications pratiques et obscènes du vendeur de l'élixir aphrodisiaque qui fertilise la virilité même aux grands-pères. Nous encouragions tantôt le «Chelh», tantôt l'«âroubi» qui se tapaient dessus à tour de rôle, profitant du régionalisme bête et méchant des gens modestes. Nous nous léchions les babines en regardant avidement les gâteux, sucreries et friandises des vendeurs ambulants sans pouvoir y goûter ni les croquer , faute d'argent.Nous... Nous... Nous... C'était le paradis, le rêve, l'imagination, la féerie, le rire, le soleil, la poussière, la vie... C'était le souk... Tout a disparu à présent. Ces "Halkas" féeriques et magiques n'existent plus, hélas! Parmi ces faiseurs de miracles du souk, j'étais particulièrement impressionné par «Kounou», le cracheur de feu. Il était noir comme la nuit, une vraie colosse. Le crâne dégarni, les yeux rouges comme le feu, les dents noircies par le tabac, le kif et l'alcool. Vêtu d'une simple chemise, d'un pantalon (appelé «Dingri» à l'époque) et de sandales en plastique, il venait sur sa bicyclette, la jetait à même le sol et commençait immédiatement son spectacle. Deux flambeaux, une bouteille de pétrole et une boîte d'allumettes étaient ses seuls accessoires. Il commençait par imbiber ses flambeaux du liquide combustible. Il nous faisait languir un instant en répétant sa formule magique : « A barakat Chourfa ! A barakat Toulba !» Puis il remplissait son énorme bouche de pétrole et soufflait comme Eole sur le flambeau. La flamme sortait de sa bouche, menaçante, effrayante. J'avais l'impression, non, j'avais la certitude qu'elle sortait de ses entrailles comme un dragon. Nous faisions un pas en arrière, puis poussions des clameurs de joie et d'encouragement. Il laissait un moment son flambeau en flammes, tournait dans tous les sens afin d'impressionner son public... Et le moment tant attendu arrivait enfin : Kounou levait le flambeau embrasé, le bras droit comme un champion olympique, et, bredouillant des mots magiques, inintelligibles, venus d'une certaine Afrique ancestrale, la bouche grande ouverte, comme celle d'un fauve, il avalait le flambeau d'un coup énergique et frénétique. Un moment après, il le faisait sortir, éteint! Cela me coupait le souffle ! Quelle drôle de trombine je faisais ! je ne savais pas pourquoi j'étais, à la fois, attiré et effrayé par ce volcan humain. C'était un homme étrange, taciturne et horrible. Mais il était bon et inoffensif. Mais tout cela est bien loin à présent. Kounou a disparu comme ont disparu les "Halkas" du souk: Le pauvre bougre est mort dans un accident de circulation, écrasé avec sa bicyclette et ses flambeaux par un automobiliste qui roulait un peu plus vite que d'habitude. Mais ce n'est rien, un déchet de la société de moins n'empêche pas les gens comme il faut de manger, de boire et de dormir ! Malheureusement, nos enfants n'iront pas se défouler au souk. Ils ne seront ni émerveillés ni terrifiés par Kounou, le cracheur de feu. Ils connaîtront ces sensations en regardant les films d'horreur sur des DVD.