Quelle est cette folie qui a poussé ce marrakchi bien typique, avec sa calotte portée comme crête de coq, pour venir se pavaner ainsi dans nos rues, tirant derrière lui, au bout d'une ficelle deux navets, en ce dimanche de grand deuil à Derb Soltane, suite à une surprenante défaite du Raja face au Kawkab sur le score douloureux de 2 buts à zéro?! L'air goguenard et moqueur, il répétait : «les voilà, les voici : Jouj, Jouj !»... La provocation était des plus dangereuses en terres rajaouies depuis les quartiers Baladia, Martinet, Lihoudi, Carlotti, jusqu'aux quartiers Chorfa, Tolba, Foqara, Grigouane, en passant par le cœur battant du «vert dima dima», les quartiers Espagnol, Bouchentouf, Belalia, El Kabir, Al Aâfou... Nulle grâce (aâfou) ne fût accordée bien sûr à l'imprudent et effronté «bahja», si insensé et dont l'humour était ici bien décalé et risqué : au coin d'une ruelle qui s'assombrissait avec cette fin de journée maussade et amère, on entendit, nous les plus jeunes, une succession sans fin de coups sourds et de gémissements, suivie d'un silence de mort... Son sort, le pauvre, était jeté : il n'eût son salut que grâce à une vigoureuse et charitable intercession de notre boulanger, Zemmouri, grande gueule devant Dieu, rarement aussi charitable pourtant, au point que ses clients doutaient toujours de sa bonne foi comme de sa foi tout court! Un fieffé menteur toujours à l'affût de se mettre en vedette comme âme charitable... En ces temps-là, sur ces terres vertes, bien que lézardées par quelques poches rouges «wydadies», notre foi en nos diables verts n'avait besoin de nul miracle. Ils étaient sur des nuages et y transportaient, chaque dimanche, leur indéfectible public... à coup de petites passes que ponctuaient, avec grâce, le tandem Petchou, le fougueux «cheval» et le fin et potelé Benene, à la légendaire «l'haissa», que couvraient et protégeaient des donjons de défense imprenables, comme Milazo ou Hamid, suivant la cadence orchestrée par des bateliers, et vigies en même temps, comme Houmane ou Dolmy... Sans oublier d'autres étoiles : Bheija, Said, Beggar... Que de chemins nous séparent de cette époque, sans miracles, entre la cuisante et humiliante défaite- à domicile de surcroit!- devant «Al Koukab» (comme le prononçait le malheureux bahja) et les vertes vallées conquises ces jours-ci, à Marrakech, sur les terres brésiliennes et même allemandes..! Face à la Germanie, le miracle était pourtant au bout des pieds verts. La raison de l'échec est à chercher, sans doute, dans cette anxiété bien connue qui assaille celui qui a du mal à croire en sa réussite possible alors que, sur le papier, elle n'est ni pronostiquée par les connaisseurs ni convaincante pour soi-même... Une anxiété de l'élève ou compétiteur bien moyen dont l'angoisse et la peur de subir un échec cuisant, une «tannée», un «zéro pointé», l'empêche d'aller aux limites de ses forces et capacités, de se dépasser. Les «diables verts» risquaient d'être tétanisés ainsi, suite aussi à leur exploit tout aussi inespéré face au «Raja brésilien» de Ronaldinho. Le risque eût son effet, hélas, bien que limité, au vu du score somme toute acceptable, dans ce cas mais pas dans le cas du Koukab jadis : deux à zéro. L'un dans l'autre, les deux démesurés examens, sur les terres brésiliennes et sur les terres allemandes, permirent finalement aux Bidaouas verts de Derb Soltane de renouer avec l'euphorie du miracle ou demi-miracle réussi il y a des décennies, au Mexique, par un des occupants méritants de leur panthéon : Houmane. La chaire du Père Exploit ou miracle? Plutôt exploit, tant leur prestation était dans la tradition rajaouie, bâtie pierre à pierre, passe après passe, séquence après séquence, par le fondateur et gourou : «Père Jégo»... De son vrai nom, Mohammed Ben Lahcen Affani, né, en 1900, en Tunisie, de père grand commerçant qui sillonnait le Maghreb depuis son village d'Issafen, dans le Souss... Ses sept premières années passées en Tunisie collèrent au Père Jégo l'étiquette de «Tounsi», surnom qu'il partagea avec un frère, sommité nationale du monde médical à Rabat... «Tounsi», pas de nationalité donc ni d'origine, comme l'est son miraculé successeur venu occuper les illustres marques du maître depuis la lointaine «verte Tunisie», dixit Farid Alatrach, que le Père ne refusait pas d'écouter à la terrasse du café de la place Moulouya, habituel lieu de ses séances de «debriefing» avec les joueurs, les supporters, les jeunes et les moins jeunes qui peuplent le biotope naturel - de petites gens- du Raja à Derb Soltane. Que de soirées de debriefing autour du Père, à la silhouette si photogénique, du haut de ses 1,80 m et plus, prolongés par son «tarbouche watani» à la fente de milieu bien droite, gris le plus souvent, qu'on appelait aussi «tarbouch Mohammed Al Khamis», symbole de la résistance. Son silence, ses mimiques et ses hochements de tête, en réponse à ses volubiles admirateurs et interlocuteurs, aux savoirs et conditions sociales si inégaux, meublaient ces soirées qui réunissaient le joueur vedette du match du jour-gagné bien sûr!-, les supporters admis en ce cercle en raison de leur notoriété sociale ou autre, le dirigeant du club, l'ancien résistant, l'instituteur, l'avocat, lycéens et étudiants, l'employé d'administration publique ou même l'ancien ministre (feu Maâti Bouabid), le jeune ministrable (feu Abdellatif Semlali), et bien entendu et toujours, le célèbre et moderne tailleur du quartier : Jilali el Khayat... plus rajaoui que lui tu meurs! Le Père, soussi polyglotte (français, espagnol, portugais, anglais), qui avait entamé, en 1919, des études bancaires en France, une fois bachelier au Lycée Lyautey de Casablanca, trônait au milieu de ce petit Maroc que lui offrait la diversité originelle de la population casablancaise en ces quartiers nourris par des vagues successives d'exode depuis les années 30, venues des quatre coins du pays, dont le Souss, sa contrée d'origine. Aux lettrés et francisés, il concédait des analyses de stratège et d'entraineur en un français châtié et ne cachait pas sa sensibilité, d'ancien journaliste sportif, aux critiques et analyses bien averties du chroniqueur Daniel Pillard, fondateur du journalisme sportif local (sur les colonnes du Petit Marocain et de La Vigie Marocaine, depuis l'épopée des Larbi Benmbarek, Belmahjoub et autres «indigènes» qui avaient fait la gloire d'équipes locales et même de grands clubs de la Métropole de l'occupant français). L'atmosphère qui dominait ces veillées footballistiques et initiatiques tenait des cours qui seraient donnés par un titulaire de Chaire, dans la pure tradition d'El Qaraouine, avec un maitre savant, respecté, incontesté et influant, entouré d'assoiffés de connaissances, de science et de pratique de la vie... la vie du sport roi. «L'Père» avait le savoir, mais avec la jovialité et la modestie qui vont avec, sans parler des rêves qu'il suscitait, surtout parmi les plus jeunes, quand il acceptait de parler de certains de ses voyages à travers le monde...On se murmurait alors que le «Père», mécène sans compter de son équipe grâce à la fortune familiale que brûlait ainsi sa passion, dépensait des fortunes dans ces voyages, n'hésitant pas à faire des incartades discrètes, même entre deux matchs hebdomadaires du Raja, pour aller voir, en simple spectateur, une finale en France, un derby en Espagne ou en Angleterre qu'il admirait le plus... Le marabout, le coiffeur et les frères ennemis L'admiration qui lui était vouée était mêlée chez tous à un respect quasi maraboutique... sauf dans le cas du coiffeur qu'on nommait «Fairouz» du nom de son salon, sis juste en face du terrain vague où, en fin de journée, tous les mendiants de nos quartiers s'adonnaient à un troc, unique au monde sans doute, du pain rassis ramassé et autres victuailles collectées en tapant aux portes de nos familles... Entre ce «marché», qu'on avait baptisé «la place du commerce dans le monde arabe» et l'atelier du respecté et silencieux menuisier, père du regretté comédien Majd, le coiffeur «Fairouz» osait ce que personne ne pouvait oser faire au gourou : Il l'embrassait sur le sommet de la tête... En faisant la barbe au maître, il profitait du fait que celui-ci avait les yeux fermés pour qu'il lui enlève furtivement le tarbouch et poser ses lèvres sur la tête où, disait-il victorieux, «sont concoctées les victoires du Raja» ! L'impertinent avait alors droit à des remontrances, d'un père à fils mal élevé, dans la langue que les deux comprenaient : As Soussia. Avec l'habituelle et exceptionnelle tendresse qu'il avait pour ce farouche rajaoui, le Père lui avait reproché aussi de s'être mêlé aux jeunes lycéens manifestants en mars 65, pour détruire avec eux, à coups de pierre, les lampadaires du quartier, lors de ces émeutes mémorables et meurtrières en ces quartiers! Père Jégo, un des principaux fondateurs du «Wydad Athlétic Club» à la fin des années trente, dans le giron du mouvement politique nationaliste, n'appréciait pas la fronde, ni sur le terrain, chez quelconque avant-centre ou ailier zélé qui veut se la jouer tout seul, ni chez les adultes responsables de familles et de biens... Comme il n'aimait guère écouter quelconque anecdote ou commentaire au sujet de l'adversité atavique et, parfois violente, entre wydadis et rajaouis, frères ennemis au point que des frères, pour de vrai, pouvaient se détester à mort : le cas du réparateur des appareils radio et son frère, notre instituteur à l'école Bouchentouf... «Vous verrez, votre vieux, reviendra à ses origines, le Wydad, quand il se rendra compte que vos jeunes du Raja n'ont ni le souffle ni la tête requis pour un grand club», nous répétait celui qui assourdissait les oreilles des passants par le son de sa radio amplifié par un gros haut parleur accroché au dessus de sa boutique qui jouxtait le café où officiait, en maître de chaire, à l'occasion d'un dimanche de victoire, notre Père... Avec ce têtu wydadi, qui n'avait pas sa langue dans sa poche comme soldat solitaire du Wydad en terre rajaouie, il y avait un tabou à ne jamais évoquer : ses relations, ou plutôt, l'absence totale de quelconque relation avec son frère, grand supporter du Raja... Tout le monde savait que non seulement ils ne s'adressaient pas la parole, ni en public ni en privé, mais qu'ils n'échangeaient pas de visites entre leurs familles, qu'ils ne se croisaient ni dans des mariages, ni dans des funérailles... La rupture totale pour cause d'incompatibilité physique entre rajaoui et wydadi! C'était ainsi, en ces temps là et même le Père, ex Wydadi (à qui le WAC doit la découverte de la triplette «Driss, Abdesslam et Chtouki»), mais tolérant rajaoui n'y pouvait rien. Il connaissait et parlait aux deux mais ne s'aventurait jamais à penser qu'il pouvait y changer quelque chose entre ces deux extrêmes qui, sans doute, devaient exister, pour confirmer, dans le réel, l'extrême adversité qui existait à Casablanca, à l'époque, entre le club Raja, crée, lui, en 1949, sur le terreau syndical du mouvement national, soit sept ans avant que le Père n'en prenne la destinée, et son aîné, historiquement, le club du WAC! Pourtant, nombre de poulains des deux équipes sont sortis de la même terre, au sable rouge et si fin : le grand parc fédérant tous ces quartiers, le parc de l'Hermitage, baptisé par tous les enfants et vedettes en herbe «Achili» (le Chili)... Pourquoi? Parce que wydadis et rajaouis, à partir du début des années 60, tournaient leurs yeux de rêveurs vers le football latino-américain, suite à la coupe du monde organisée au Chili en 1962. Et c'est sans doute pourquoi, dans l'inconscient ou la mémoire des rajaouis, le comble serait de se mesurer à ce football et, pourquoi pas, le gagner. Or, c'est arrivé à Marrakech en ce mois de décembre 2013! Alors, Père Jégo ne pourrait être qu'amplement satisfait. Il vous bénit, vous les joueurs, sortis de l'antre de vos anciens, le «Chili», et il vous bénit, vous les supporters qui - comble pour l'humaniste qu'il fût pendant 70 ans d'existence - comptez de plus en plus de femmes et de jeunes filles dans vos rangs... Comme tout père, il ne peut que bénir l'équité parmi ses enfants... L'équité sans laquelle, la fête ne peut impressionner par son ampleur et ses couleurs. Le Raja avance... Le Maroc aussi. Tous les espoirs sont permis, Père!