La modernité, en tant qu'«esprit du temps», en tant que «grande idée» et, partant toutes ses manifestations à plus d'une échelle, cette modernité à laquelle tout le monde, bon gré mal gré, semble condamné, chacun la vit autrement, la subit à sa manière. Mais comment cela s'opère-t-il dans les pays «non modernes» ? Quelle attitude adopte-t-on face à son irruption ? Comment l'interprète-t-on ? Quelle est la réaction de tout un chacun ? A mon sens, on peut considérer deux catégories de personnes, compte tenu de deux attitudes différentes. D'une part, il est des gens qui vivent la modernité sans l'assumer totalement, sans en connaître les revers, sans bien la comprendre. Ils perçoivent la modernité d'un point de vue fatalement matériel; elle se réduit à coup sûr au côté consommateur, à sa dimension substantiellement consumériste. La modernité ne leur constitue pas une vision du monde, une philosophie, une réflexion tout le temps répétée et approfondie, un mode de vie très particulier. Bref, une «épistémè». La modernité se résume pour ainsi dire à tout ce qui est concret : l'électricité, le téléphone, la voiture, l'avion, les machines, l'aspirine, la télévision, Internet, etc. La donne intellectuelle et idéelle n'est pas prise en considération dans cette perspective. Pour cette catégorie de personnes, la modernité signifie l'acte de vivre «à l'occidentale», mener la vie facile, se permettre des choses, quoique parfois le contexte socioculturel de leur pays ne le tolère pas. Une modernité de surface tout court. Ces personnes ignorent toutefois que la modernité est l'aboutissement d'un processus on ne peut plus long, un parcours initiatique où un réel combat à la fois intellectuel, éthique, politique, social, religieux, philosophique, artistique, scientifique... est mené de front, avec courage et lucidité, contre l'esprit moyenâgeux et l'obscurantisme étriqué. La modernité n'est pas née ex nihilo, comme elles le croient. Elle n'est pas non plus acquise ni facilement reconquise, sans heurt ni blessure. Elle a été plutôt prise de force, instaurée au prix du sang, devenue enfin un «paradigme» incontournable. Réduire la modernité à toute conception stéréotypée, c'est mettre entre parenthèses les grands mouvements qui ont largement contribué à son édification : l'imprimerie, la traduction, la Renaissance, le cogito, les Lumières, la Révolution, le progrès scientifique, le Romantisme, la télécommunication... C'est aussi jeter aux oubliettes les noms illustres qui en sont les précurseurs et les fondateurs. La modernité, limitée alors à de simples clichés, à de vieux poncifs, demeure obsolète, se vide de son sens profond, se décharge de sa signifiance intellectuelle, se démet de sa mission/vocation historique. Elle reste statique, fixe et figée. Ce qui est profondément paradoxal, car la modernité est toujours mouvante, toujours changeante, toujours en perpétuelle ébullition. Baudelaire l'a déjà bien exprimé : «La modernité c'est le transitoire, le fugitif, le contingent.» Rien de continu et de continuel n'est garanti par elle. Elle est faite de crises, de nœuds, de ruptures, d'arrêts, de reprises, de pli, de «pliment » au sens deleuzien. La modernité, pour reprendre la fameuse expression d'Habermas, demeure un projet inachevé. Elle est toujours en devenir. Ainsi, tout ce qui ne s'inscrit pas dans cette optique ne peut être considéré comme synonyme de modernité. Il en ressort ainsi que tout ce qui se dit moderne et n'est pas soumis tout le temps aux questionnements et au scepticisme ne mérite pas d'endosser ce qualificatif. D'une autre part, face à la présence inéluctable et prégnante de la modernité, à sa domination inexorable et sa puissance invincible, une autre catégorie de personnes, en guise de réaction, affichent ostensiblement un refus total. La modernité suscite en elles une crise d'identité, car considérée à tort, comme un premier pas vers la négation de soi, l'abandon des traditions, le reniement des racines, l'effacement du passé glorieux dont elles sont, par essence, extrêmement fières. Au lieu de s'ouvrir sur cette modernité, la comprendre, en cueillir les bons fruits et, surtout, en tirer de vraies leçons, ces individus s'y enferment hermétiquement, pour rejeter tout ce qui vient du monde occidental, y renoncent délibérément, y voient la cause de leur sous-développement. Pour ces gens, l'Occident moderne est synonyme du Mal absolu. Ce Mal qu'il faut neutraliser et anéantir par tous les moyens possibles, y compris ceux les plus violents et les plus sanguinaires. Pour toutes ces raisons ainsi que d'autres, cette catégorie de personnes cherche refuge dans l'archaïsme, puise ses ressources dans les origines, renoue avec le passé, s'efforce de vivre, croit-elle, à l'instar de ses ancêtres. Cette attitude de se replier sur soi équivaudrait au refus de l'autre. Amin Maalouf, dans son ouvrage Les identités meurtrières, a bien souligné que «quand la modernité porte la marque de ‘'l'Autre'', il n'est pas surprenant de voir certaines personnes brandir les symboles de l'archaïsme pour affirmer leur différence». Il s'agit là de l'attitude de toute identité pour qui l'Autre reste une menace et un péril. Si ces gens réfutent catégoriquement la modernité, c'est parce qu'elle les dépasse largement et, qu'en conséquence, ils ne s'y reconnaissent pas. Ne pouvant pas y apporter leur marque, ils la renient, préférant ainsi chanter les ruines d'un passé révolu, un vécu qui ne pourrait nullement ressusciter. Sans doute, cet archaïsme dont il est question et auquel ces personnes s'attachent, les installe-t-il dans l'espace et le temps d'un ailleurs rétrograde et les transmue-t-il de la sorte en exilés des temps modernes. Entre un ailleurs lointain et irréversible auquel elles aspirent sans cesse et un présent tant effectif que changeant qu'elles renient et scotomisent constamment, ces personnes anti-modernes se trouvent cependant dans une situation aporétique. Vivant au sein des sociétés où les signes, sinon de la modernité du moins de la modernisation, sont en grande partie visibles et lisibles, elles mettent sciemment sur leurs yeux des bandes noires pour ne plus jamais voir ce qu'elles considèrent sans ambages comme les méfaits et dérives périlleux de la modernité. Ces gens anti-modernes deviennent pour ainsi dire doublement étrangers : étrangers aux temps modernes et aux temps anciens. Pour justifier leur conception antimoderne, ils puisent leur argumentaire dans le passé et dans ce qui se passe actuellement sur la scène internationale tant sur le plan politique que sur le plan économique : la colonisation, les génocides contre les autochtones, la traite des esclaves, les guerres injustes et «barbares» que mènent l'oncle Sam et ses alliés en Irak et en Afghanistan au nom de la démocratie, les massacres et les carnages sionistes contre les Palestiniens, la volonté entêtée chez les Occidentaux de ne pas laisser les non Occidentaux posséder les moyens de force, l'exploitation massive et destructrice de la terre et de ses ressources naturelles, le non respect des protocoles et traités écologiques, la réduction du capital humain aux valeurs boursières et marchandes (pour plus d'honnêteté, il ne faut pas nier ces faits : certes, la modernité a un autre visage fort cruel, bien sanguinaire, trop anti-humain que les pays modernes s'efforcent de cacher). Voilà pour eux les fruits de cette modernité. Des fruits amers, entachés de sang, regorgeant de venin. Accepter la modernité serait, dans leur logique, approuver ses maux, honorer son immoralité, perpétuer sa domination, asseoir son injustice... Enfin, à considérer à fond, les deux attitudes, l'approbation passive d'une modernité tronquée et le refus total, voire violent de ses apports, il semble qu'elles sont diamétralement opposées. Elles sont aussi poussées à l'extrême. Toutes les deux ont une interprétation erronée de la modernité, y portent une vision réductrice et simpliste et se fondent sur deux idéologies différentes. La première attitude est aussi assimilationniste que la seconde négationniste. Pour saisir les tenants et les aboutissants de la modernité, il fallait, nous semble-t-il, adopter une vision critique vis-à-vis d'elle. Il serait impératif de la soumettre tout le temps à l'analyse, de lire intelligemment entre ses grandes lignes et réfléchir profondément sur ses bien-fondés. La modernité est un champ large où toute l'humanité est appelée à participer. La part des Arabes et des musulmans est indéniable. A un moment précis, ils étaient un trait d'union entre la pensée grecque, estompée par l'obscurantisme médiéval, et les ères modernes. Les Juifs, les Chinois, les Japonais, les Indous, les Africains... ont contribué, chacun dans son domaine, à l'édification lente et douloureuse de cette modernité. Au terme d'une longue gestation, après un travail douloureux (au sens obstétricien), la naissance a eu lieu in fine en Europe et aux Etats-Unis. A bien des égards, la modernité, qu'on le veuille ou non, est la résultante d'une synergie des efforts culturel, artistique, éthique, politique, philosophique et scientifique de toute l'humanité. Chaque race y a imprimé son nom, chaque civilisation y a laissé son paraphe, chaque peuple a contribué à son édification. Du coup, s'y enfermer sans concession ou s'y ouvrir sans esprit critique demeurent deux attitudes menant inéluctablement à la catastrophe, celle dont les répercussions ne sont pas des moindres. Le combat pour ou contre la modernité devrait se situer à une autre échelle qui permettrait d'œuvrer pour le bien de l'humanité et son progrès, et non pas à sa destruction.