La fragilité de l'ordre mondial libéral, édifié après la Seconde Guerre mondiale, se révèle avec une cruauté alarmante. La désunion occidentale, exacerbée par un éloignement entre les Etats-Unis et l'Europe, laisse présager un avenir sombre où l'ascension de la Chine et la résurgence, ou plutôt l'intensification, de la menace russe bouleversent gravement l'échiquier géopolitique mondial. La division ne se limite pas aux Etats ; elle s'est intensifiée par la prolifération de sympathisants pro-russes et de «poutinistes» au sein de nos propres rangs, semant les graines de la discorde, même dans les pays conscients que la Russie et la Chine, bien qu'elles connaîtront inévitablement de sérieux désaccords, sont et resteront de graves menaces – pour des raisons différentes et par des moyens distincts – à la sécurité et à la stabilité mondiales. L'agressivité et l'expansionnisme des uns et des autres ne s'atténueront pas en reculant, en cédant à l'usage de la menace et de la force, ou à un dangereux apaisement. Les quintacolumnistes pro-russes, tant à gauche qu'à droite, nous accusent de bellicisme, nous qui croyons que la démocratie et la liberté ne peuvent être tenues pour acquises et qu'il faut les défendre chaque jour. Comme le disait Churchill à propos des apaisants (et cette citation est bien de lui) : «Ce sont ceux qui nourrissent le crocodile en espérant être les derniers à être dévorés.» La rupture du lien transatlantique Depuis la guerre froide, l'alliance transatlantique a été le pilier de la sécurité et de la stabilité de l'Europe et du monde, avec ses hauts et ses bas, ses réussites et ses erreurs. Cependant, les fissures se sont intensifiées au cours de la dernière décennie. L'unilatéralisme américain, la divergence des politiques commerciales et de sécurité, et l'érosion des valeurs partagées ont miné la confiance mutuelle. Comme le souligne Joseph Nye dans son ouvrage Is the American Century Over ?, «le déclin de la cohésion transatlantique est dû, en partie, à la perception que les intérêts des Etats-Unis et de l'Europe ont considérablement divergé.» Cela se manifeste par la réticence européenne à suivre aveuglément l'agenda américain, en particulier sur des questions telles que le changement climatique et l'accord nucléaire avec l'Iran, même face à la preuve que l'Iran allait profiter de l'accord pour gagner du temps et dissimuler le caractère militaire de son programme nucléaire. On peut constater que la divergence commençait à se forger même avec des présidents démocrates. De plus, la crise financière de 2008 et ses conséquences ont laissé de profondes cicatrices dans la confiance mutuelle, révélant des vulnérabilités et des divergences dans la gestion économique. Les sondages révèlent une disparité croissante dans la perception des menaces entre les Etats-Unis et l'Europe. Par exemple, selon le Pew Research Center, il existe un écart significatif dans la vision du rôle de l'OTAN et de la politique étrangère envers la Russie. Cela s'est traduit par des politiques divergentes dans des domaines clés tels que les dépenses de défense ou les différences concernant l'interprétation et l'application des sanctions économiques à certains pays. L'érosion de la confiance mutuelle se reflète dans la diminution du soutien public aux institutions transatlantiques. Les statistiques de l'Eurobaromètre montrent une tendance à la baisse de la confiance des citoyens européens dans l'OTAN et dans la relation avec les Etats-Unis, ce qui est certes grave et aura des conséquences à long terme difficiles, voire impossibles à inverser. L'ascension de la Chine et la résurgence de la Russie, et le «poutinisme» intérieur Alors que l'Occident se fragmente, la Chine consolide sa position de puissance mondiale. Son initiative La Ceinture et la Route, son investissement massif dans la technologie et son influence militaire croissante défient le leadership occidental. Parallèlement, la Russie de Poutine, enhardie par la perception de la faiblesse occidentale, cherche à restaurer sa sphère d'influence en Europe de l'Est et en Asie centrale. Ian Bremmer, dans son analyse dans son émission G-Zero World, avertit que «la convergence des intérêts entre la Chine et la Russie, bien que tactique, représente un défi stratégique pour l'Occident.» Il est essentiel que l'Occident comprenne que, même en cas d'éloignement, voire de rupture, entre la Chine et la Russie, chacun de son côté continuera de défier l'Occident et de représenter un risque pour nos intérêts, si nous ne parvenons pas à contrôler ou à obtenir qu'ils réduisent considérablement leur expansionnisme agressif. Cette alliance se fonde sur l'opposition à l'ordre libéral et la promotion d'un monde faussement multipolaire, visant à évincer l'Occident du centre de la scène mondiale. De plus, le grand politologue américain, le professeur Graham Allison, ancien doyen de la Harvard Kennedy School, dans Destined for War: Can America and China Escape Thucydides's Trap?, explore le concept du «piège de Thucydide», soulignant comment le conflit entre une puissance établie comme les Etats-Unis et une puissance émergente comme la Chine pourrait être presque inévitable. Ce scénario est aggravé par la sophistication militaire croissante de la Chine et son expansion maritime en mer de Chine méridionale, générant des tensions avec ses voisins et des défis constants pour la sécurité régionale et mondiale. La guerre en Ukraine a mis en évidence la vulnérabilité de l'Occident face à l'agression russe et la dangereuse dépendance énergétique européenne. La capacité de la Russie à déstabiliser la région et à manipuler l'information a mis à l'épreuve la résilience des démocraties occidentales. Et au sein de l'Union européenne, des figures comme le Premier ministre hongrois Viktor Orbán et le Premier ministre slovaque Robert Fico sont des exemples clairs de dirigeants qui, par le populisme et le révisionnisme historique, ont adopté des positions pro-russes, défiant le consensus européen. Leurs politiques, qui incluent l'affaiblissement des sanctions contre la Russie et la diffusion de propagande pro-Kremlin, représentent un dangereux cheval de Troie au sein de l'UE. Selon les recherches d'organisations comme l'European Council on Foreign Relations, l'influence de la désinformation russe a considérablement augmenté en Europe ces dernières années, avec un impact direct préoccupant sur l'opinion publique, provoquant des divisions et des dissensions, non seulement parmi les extrémistes de droite ou de gauche, mais aussi parmi les modérés et les conservateurs. Nous avons pu le constater, même en Espagne, avec un nombre croissant de porte-parole qui répètent à la lettre, sans la moindre pudeur, les arguments du Kremlin ressassés à satiété sur Russia Today TV. La propagande russe a pénétré très profondément nos sociétés, empoisonnant la coexistence et le débat. Le poison de la propagande et l'ingérence par le biais de campagnes de cyber-influence et sur les réseaux sociaux ont réussi à conditionner les résultats électoraux dans certains pays européens. L'alarme a sonné : il est impératif et urgent de réformer, de reconstruire et de renforcer le lien transatlantique. La reconstruction du lien transatlantique est une nécessité existentielle pour l'Occident. Elle requiert un engagement renouvelé envers nos valeurs partagées, une coordination plus étroite en matière de politique étrangère et de sécurité, et une réponse unifiée aux défis posés par la Chine et la Russie. Anne Applebaum, dans son livre inquiétant Twilight of Democracy, affirme que «l'Occident doit reconnaître que la compétition stratégique avec la Chine et la Russie n'est pas un jeu à somme nulle. La coopération dans les domaines d'intérêt commun, tels que le changement climatique et la non-prolifération nucléaire, est essentielle pour préserver la stabilité mondiale.» Dans cette même optique, Robert Kagan, dans The Return of History and the End of Dreams, analyse la résurgence de l'autoritarisme et du nationalisme, défiant la notion de «fin de l'histoire» et l'expansion mondiale de la démocratie libérale. La nécessité de renforcer les institutions multilatérales et de revitaliser la coopération internationale est cruciale. L'Occident doit contribuer à promouvoir un ordre mondial fondé sur des règles, où le droit international et les valeurs démocratiques sont respectés. Le temps presse. L'inaction occidentale ne fera qu'accélérer son déclin. Il est impératif que les Etats-Unis et l'Europe surmontent leurs différends et forgent une nouvelle alliance, sur la base du respect mutuel et de la défense des valeurs démocratiques. Ce n'est qu'alors que l'Occident pourra relever avec succès les défis du XXIe siècle et préserver son héritage de liberté et de prospérité. Le renouvellement du récit occidental, sur les bases exposées ici, est essentiel pour contrer l'influence pernicieuse des puissances expansives et autoritaires. Nous devons désigner et dénoncer les dirigeants européens qui agissent en faveur d'intérêts impurs, d'où qu'ils viennent. Il faut extirper l'influence en Europe d'un Etat dangereux et promoteur du terrorisme comme l'Iran. Croyez-moi, il en a une, et par des moyens criminels tels que l'extorsion, la corruption, ou les deux à la fois, entre autres. Ce n'est que par l'unité et la détermination que nous pourrons éviter le «suicide de l'Occident» et assurer la survie de nos démocraties. La désunion de l'Occident et l'affaiblissement du lien transatlantique ne sont pas de simples tendances géopolitiques ; ce sont les symptômes d'une crise existentielle qui menace de plonger le monde dans un nouvel ordre dominé par des puissances autoritaires. La reconstruction de l'alliance transatlantique et la défense des valeurs démocratiques sont des impératifs moraux et stratégiques que l'Occident ne peut se permettre d'ignorer. Nous devons agir immédiatement, avant que le crépuscule de l'Occident ne se transforme en une nuit très sombre, longue et terrifiante. * diplomate ** ancien ambassadeur d'Espagne