«Ecris comme les gens parlent...» Cheikh Imam Une nouvelle polémique autour de l'école anime l'espace public, cette fois à partir de la question de la langue d'enseignement. En fait, l'état de notre école, dont la dimension linguistique n'est que l'aspect apparent ayant une forte charge symbolique, est arrivé à un seuil tel que seul lui conviendrait un vocabulaire issu d'un champ sémantique emprunté à la médecine : urgence, état clinique, crise cardiaque... D'ailleurs, s'il y a polémique aujourd'hui c'est suite à un diagnostic établi dans un précédent discours royal ; le Souverain ayant dressé, avec courage politique et lucidité intellectuelle, un bilan accablant de notre enseignement et de notre système éducatif. Ce que nous résumons en parlant de la crise structurelle de notre école. Force cependant est de reconnaître que cet état de chose ne pouvait surprendre que ceux qui veulent bien l'être ; toute une période de notre histoire récente a été marquée par des débats, parfois houleux, sur l'école et son devenir. Dès l'indépendance, la réforme du système éducatif fut l'une des priorités du mouvement national et donc l'un des éternels points d'achoppement entre le pouvoir et l'ancienne opposition nationaliste et progressiste. Le monde scolaire a été secoué des décennies durant par des révoltes récurrentes de lycéens en bute à un système de scolarisation qui était une véritable machine à produire l'exclusion. Quand on avait décrit ce système, dans le jargon en vogue à l'époque, de «système de classes», ce n'était pas une simple vue d'esprit. Des choix délibérés visaient sciemment à reproduire la hiérarchie sociale dominante. Et la langue d'enseignement était l'un des instruments privilégiés de ce dispositif. Certes, les choses n'étant ni mécaniques ni schématiques, l'école publique s'est forgée quand même une voie au sein de rapports sociaux antagoniques pour permettre à de franges diversifiées de jeunes issus de milieux populaires de bénéficier de cet ascenseur social que constituait l'école avant qu'il ne tombe en panne à l'entresol. Et la question linguistique y est pour beaucoup. Longtemps notre école a fonctionné en tournant le dos à l'environnement immédiat de l'apprenant. Il y avait un hiatus entre l'univers bâti au sein de l'école et la vie quotidienne de l'élève. En franchissant la porte de la classe, celui-ci se trouvait face à un faisceau de signes qui heurtaient sa perception et son équilibre intellectuel. Pour les non héritiers, ceux qui venaient d'univers opposés à ceux enseignés à l'école, subissaient ce que l'on peut qualifier de sentiment d'insécurité symbolique. Notamment dans les classes de langue. Baignant chez lui dans un bain linguistique spécifique, il se heurte d'emblée à l'école à une autre configuration qui accentue son sentiment d'exclusion. Etranger à deux pas de chez lui. Habitué à réfléchir et à communiquer dans un schéma linguistique nourri de l'apport familial et social immédiat, il est invité à l'école à adopter un autre schéma de pensée et de communication. Au sein de la société fonctionne en effet un marché symbolique de circulation des langues aux antipodes de celui en vigueur à l'école. Imaginez un instituteur qui enseigne dans un village du Haut Atlas et qui invite ses élèves des petites classes à déchiffrer un des textes majeurs de la séquence de lecture stipulant que la langue arabe est la langue des ancêtres (loughatou alajdad !). Rentrant chez lui, le petit écolier amazigh découvre une première contradiction flagrante : sa grand-mère, au coin du feu le soir, lui raconte des contes merveilleux dans sa langue maternelle qui n'est pas celle de l'instituteur et qui ne connaît de l'arabe que quelques versets du coran pour son service religieux minimum ! Il a fallu des décennies de perdues pour que la langue amazighe soit enfin reconnue comme la première langue du pays. Une langue qui a plus de trente siècles. Aujourd'hui, dans le sillage du retour du refoulé historique que connaît la société marocaine, on ouvre le débat sur la question de la darija, le parler des Marocains de tous les jours. Certains commettent la même erreur que celle commise à l'égard de la langue amazighe ; à savoir qu'on réagit d'une manière idéologique alors qu'il s'agit d'adopter un point de vue fonctionnel et pragmatique. C'est la démarche idéologique qui a retardé le décollage de notre école. L'idéologie au sens d'une vision erronée du monde. Car ce qu'il faudrait rappeler c'est que la darija est déjà omniprésente à l'école, d'une manière officieuse, non seulement en termes de communication entre les acteurs en présence mais aussi en termes didactiques puisque les matières scientifiques «arabisées» d'une manière bancale sont enseignées en... darija. Faut-il aussi rappeler que nos plus belles créations sont dites en draija avec des figures populaires immortelles, tels Larbi Batma et Ali Hadani qui méritent le Panthéon de notre patrimoine littéraire et culturel. Il ne faut pas se leurrer, les peuples ne sont inventifs et créatifs que dans leur propre langue.