2010 : Annus horribilis «España - Marruecos : Heridas sin cicatrizar» (Espagne-Maroc : plaies non cicatrisées) est le titre d'un essai sociologique qui vient de paraître en espagnol à Madrid. Ecrit par le journaliste-sociologue marocain, Mohamed Boundi, l'ouvrage décortique le discours des médias espagnols sur le traitement de la question marocaine et explique les causes qui motivent la persistance dans le temps et dans l'imaginaire collectif espagnol d'un ensemble de préjugées, stéréotypes et images déformées de la société marocaine. L'absence d'efficaces instruments d'alerte pouvant mettre les relations entre le Maroc et l'Espagne à l'abri des malentendus conjoncturels témoigne de l'existence de contentieux latents, de problèmes irrésolubles et de stéréotypes résiduels encore vivaces dans l'imaginaire collectif. C'est la raison pour laquelle la reconstruction de la confiance mutuelle demeure une préoccupation majeure pour les gouvernements des deux Etats. Contrairement à ce que connaissent les rapports entre pays européens partageant les mêmes frontières, il est actuellement loin de dire que le voisinage entre l'Espagne et le Maroc constitue un facteur positif au bénéfice de leurs peuples respectifs. Il est aussi judicieux de relever une dichotomie dans les relations bilatérales. Au moment où les rapports entre les sociétés civiles ne cessent de se renforcer, les relations politiques connaissent une évolution en dents de scie. Pourtant, plusieurs facteurs jouent davantage en faveur du rapprochement que de la confrontation. D'abord au plan économique, les échanges commerciaux ont atteint, jusqu'à octobre 2010, 5,16 milliards d'euros (contre 4,57 milliards d'euros pendant la même période de 2009) dont 2,30 milliards d'euros d'exportations marocaines contre 2,86 milliards d'euros d'importations de produits espagnols. Le stock des investissements espagnols au Maroc de 1993 à 2009 a atteint 3,038 milliards d'euros. En d'autres termes, l'Espagne représente 13,5% du total des échanges commerciaux du Maroc: elle est son deuxième client (en absorbant 17,7% du volume de ses exportations) et aussi son deuxième fournisseur (avec 11,6% du total de ses importations). Au plan institutionnel, les régions autonomes d'Espagne entretiennent d'intenses rapports avec les opérateurs économiques marocains à travers une vingtaine de délégations ou chambres de commerce installées au royaume. Désormais, l'entreprise espagnole est présente au royaume dans les secteurs des transports urbains, de l'agro-industrie, des énergies renouvelables ou de l'exploitation des aéroports. Au plan humain, il suffit de citer les statistiques officielles, publiées le 16 novembre 2010 en Espagne, qui font état de 767.784 Marocains en situation régulière (30,4% du total des immigrés en Espagne), dont 216.943 affiliés à la Sécurité sociale (18,7% du total des étrangers non communautaires) et de 2.593 Marocains munis d'autorisation spéciale de résidence pour études, soit 52,5% de l'ensemble des étudiants africains. Dans cette dernière statistique, ne sont pas ventilés les enfants de la communauté marocaine inscrits aux universités qui se considèrent comme résidents de régime général. En dépit de ces deux facteurs (économique et humain), généralement suffisants pour la préservation de relations amicales et stables, deux secousses ont fortement ébranlé le socle des rapports entre Rabat et Madrid. Dans les deux circonstances, médias, ONG pro-Polisario et forces conservatrices en Espagne ont assumé un rôle néfaste plaçant les gouvernements des deux pays au bord de la rupture totale. D'abord en juillet lors de l'Opération Transit, un banal incident entre ressortissants marocains et forces de l'ordre espagnoles a été instrumentalisé par le Parti Populaire pour en faire une question d'Etat. Son président d'honneur, José Maria Aznar, s'est déplacé à Melilla sans avis préalable dans un geste destiné à ressusciter le souvenir de l'incident territorial de Toura/Laila (Persil) de juillet 2002 qui est considéré comme un des pires épisodes des relations bilatérales depuis l'indépendance du Maroc. Alors président de gouvernement, Aznar avait mobilisé toute l'armada espagnole, le 18 juillet 2002, pour s'emparer de l'îlot Toura/Laila, un «gros caillou» à 200 mètres de la côte marocaine, que sa ministre des Affaires extérieures, Ana Palacio, n'était pas en mesure lors d'une conférence de presse de situer géographiquement. Parallèlement à cette bévue, des activistes pro-Polisario ont ouvert un front d'agitation au Sud visant à perturber l'ordre public dans la ville de Laâyoune. Le gouvernement de Madrid a dû se déployer pour désactiver ces épisodes de tension en dépêchant à Rabat son ministre de l'intérieur, Alfredo Perez Rubalcaba, qui fut reçu par la suite en audience par le Roi Mohamed VI, à Casablanca le 23 août. Dans un autre geste de réconciliation, le souverain a reçu en audience, en marge de l'Assemblée générale des Nations unies à New York le président du gouvernement espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero. Tout paraissait indiquer que les relations bilatérales eurent recouvert leur cours normal. Deux mois plus tard, médias, partis politiques d'opposition et parlement espagnols ont provoqué, en novembre à la surprise générale des politiques et diplomates, une deuxième crise en introduisant la chose marocaine dans leur agenda pour en faire une arme destinée à affaiblir le gouvernement de leur propre pays. Ce fut comme une caisse de résonance médiatique qui s'était mise en marche à cause de l'implication des médias espagnols dans la couverture des incidents de Laâyoune suite au démantèlement du camp Gdeim Izik. A cette fin, des nostalgiques du passé (forces conservatrices, franquistes et africanistes surtout), généralement réputés pour leur haine contre l'intégrité territoriale du Maroc, ont unanimement prôné le populisme, la désinformation et un discours électoraliste. Leur objectif consistait à privilégier la crispation autour de la question du Sahara dans l'objectif de dévier les revendications des Marocains de la souveraineté sur Sebta, Melilla et l'archipel des îles Jaâfarines, ou de rouvrir le dossier de la délimitation des espaces maritimes. C'est une tactique récurrente qui fait fortune depuis l'accession du Maroc à son indépendance en 1956. L'effet de cette nouvelle crise peut être mesuré à quatre niveaux : au niveau parlementaire, au niveau des acteurs sociaux, à celui des perceptions des relations maroco-espagnoles par le biais d'un sondage d'opinion réalisé par le Royal Institut Elcano (public) et, enfin, au niveau du traitement par les médias espagnols des récents événements de Laâyoune. Au niveau parlementaire, les deux chambres législatives se sont érigées, depuis début septembre, en inquisitrices faisant fi du principe de non-intervention dans les affaires intérieures des pays voisins. Elles ont débattu à plusieurs reprises des incidents de Laâyoune alors que les provinces du Sud relèvent de la souveraineté du Maroc depuis la conclusion des Traités de Madrid, en novembre 1975. D'ailleurs, cette vérité l'a clairement proclamée Mme Trinidad Jiménez, ministre des affaires extérieures (16 novembre) devant le Sénat et l'a réitérée au Congrès des députés (18 novembre). Les syndicats se sont absurdement impliqués, de leur côté, dans la spirale de tension en organisant une manifestation pro-Polisario à Madrid (13 novembre) au moment où la classe ouvrière peine à sortir de la crise. L'Institut public des études sociologiques Elcano (relevant du ministère espagnol des Affaires extérieures) a pour sa part apporté son grain de sel au festin médiatique en publiant les résultats d'un sondage d'opinion qui vont dans le sens de discréditer et vilipender le Maroc en matière des droits humains, de défense de son intégrité territoriale et mettant en cause le futur des relations de l'Espagne avec le royaume. Enfin, les médias ont, dans l'espace de quatre semaines (9 novembre - 8 décembre), été très agressifs à l'égard du Maroc. Les résultats d'une étude des trois grands journaux d'audience nationale (El Pais, El Mundo, ABC), confirment une évidence selon laquelle le Maroc continue d'être un thème de prédilection des journalistes espagnols. Pour ce fait, nous avons relevé dans une analyse de contenu de leur production, 823 éléments informatifs, interprétatifs et graphiques qui ont été publiés sur le royaume durant cette période. En détail, nous avons répertorié 297 chroniques, 41 éditoriaux, 105 commentaires, 247 photographies, 41 caricatures et graphiques et 36 entretiens. Uniquement à la «Une» de ces quotidiens, le Maroc a été cité 56 fois. Pendant quatre semaines, chacun des trois journaux avait publié une moyenne de neuf éléments par jour sur le royaume, une proportion très élevée pour informer leurs lecteurs sur l'actualité d'un pays étranger. Nous avons également constaté que la plupart des informations relatives aux incidents de Laâyoune ont été incorporées dans la section nationale de ces journaux. Dans l'échelle des valeurs, les éditoriaux, commentaires, chroniques ou caricatures versent dans une critique véhémente particulièrement à l'égard des ministères de la Communication et porte-parole du gouvernement, Khalid Naciri, et de l'Intérieur, Taieb Cherkaoui. Par contre, durant cette période retenue pour notre analyse, les lourds bilans des accidents de la circulation et les graves inondations survenues fin novembre dans certaines régions du royaume n'ont été, par exemple, mentionnés dans aucune de leurs éditions. Les socialistes au pouvoir, alors sans majorité parlementaire et aux prises avec les syndicats en grogne, ont opté pour le pragmatisme dans l'espoir de préserver le bon moment que traversaient les échanges économiques et l'entente entre les deux gouvernements. Les relations bilatérales entre le Maroc et l'Espagne, prises comme référence principale pour mesurer le degré d'entente entre les acteurs politiques et sociaux, passent réellement par une délicate période de transition. Eu égard à ces dérapages, 2010 est rappelée dans les éphémérides diplomatiques comme une année horrible puisque les épisodes de tension qu'ont vécus les deux pays, le long de cette même année, témoignent de la fragilité des liens unissant les deux gouvernements. Hommes politiques, société civile et entrepreneurs sont appelés à les reconstruire sur des bases de transparence, d'honnêteté et de loyauté aux principes régissant le bon voisinage. C'est en fin de compte le défi à relever pour les années à venir.