«España - Marruecos : Heridas sin cicatrizar» (Espagne-Maroc : plaies non cicatrisées) est le titre d'un essai sociologique qui vient de paraître en espagnol à Madrid. Ecrit par le journaliste-sociologue marocain, Mohamed Boundi, l'ouvrage décortique le discours des médias espagnols sur le traitement de la question marocaine et explique les causes qui motivent la persistance dans le temps et dans l'imaginaire collectif espagnol d'un ensemble de préjugées, stéréotypes et images déformées de la société marocaine. (Suite p. 81-86 2.2- La méfiance à l'égard d'un voisin malade L'exploration dans la mémoire collective espagnole conduit inéluctablement à la connaissance des situations dans lesquelles se sont créées les perceptions négatives à l'égard du Maroc. Certains clichés des XIXe et XXe siècles font partie du jargon populaire comme le slogan « Guerra, guerra al infiel marroquí » ( Guerre, guerre à l'infidèle marocain) qui est un mot d'ordre patriotique usité durant la Guerre de Tétouan ; « El moro salvaje » (le moro sauvage), une locution pour reconnaître le courage du marocain dans la défense de son territoire durant la guerre du Rif ; « No hay moros en la costa » (pas de moros sur la côte), est un signal d'alerte sur l'absence de danger pour exécuter sans peur une opération, usité par les soldats espagnols lors du débarquement sur les cotes rifaines en 1909. Le général Leopoldo O'Donnell, président du Conseil des ministres et futur général en chef de l'armée d'Afrique a lu devant le parlement, le 22 de octobre de 1859, la déclaration de guerre de l'Espagne à l'empire chérifien du Maroc dans un discours véhément et débordant d'expressions arrogantes et dénigrantes: « Nous n'allons pas en Afrique poussés par un esprit de conquête, non. Le Dieu des armées bénira les armes et la valeur de notre armée et de notre armada. (...) Nous allons laver notre honneur et exigé des garanties pour le futur ». Les documents historiques traitant de la deuxième moitié du XIXe siècle, nous révèlent que la question marocaine fut associée d'une manière fortuite à l'histoire politique et sociale de l'Espagne durant la Restauration bourbonienne. Selon cette hypothèse, le stratégique intérêt pour le Maroc serait un argument a utiliser pour réactiver la politique extérieure de l'Espagne et pouvoir jouer, aux côtés des grandes puissances, un rôle déterminant au plan international. Dans le cadre bilatéral, nous allons nous limiter à analyser uniquement le cadre diplomatique dans lequel évoluaient les relations entre les gouvernements marocain et espagnol. La crise d'identité nationale et la question marocaine entre 1898 et 1912 ont exercé une influence directe sur la vie politique et sociale de l'Espagne. A la suite du désastre naval de Santiago de Cuba (1898) face à l'armada des Etats-Unis, la question marocaine s'est convertie en une sorte de panacée et l'opportunité idéale pour récupérer le statut de puissance sans empire. La mémoire historique des espagnols du XIXe siècle était, en fait, marquée par une triple perception, que nous allons puiser dans l'ouvrage collectif intitulé: (trad.) « La Politique extérieure d'Espagne : 1800-2003) » (Ariel, 2003): « la notion de grandeur périphérique, ensuite la notion de la péninsule comme lieu distingué, façonné par des siècles de reconquête contre el moro et postérieurement, consolidé comme forteresse inexpugnable pour les envahisseurs modernes, en troisième lieu, la tendance à polariser dans le Sud le concept de frontière comme zone géostratégique de la plus grande importance pour la proximité des musulmans, vus comme ennemis séculaires, et un souvenir mémorable d'un flanc où avait commencé la première perte de l'Espagne ». Les ingérences de l'Espagne dans les affaires internes du Maroc se sont notées à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle au plan diplomatique. Au début, Madrid revendiquait le respect du statu quo du Maroc afin de contenir l'expansion des troupes françaises en Afrique du Nord, à partir de l'Algérie, occupée depuis 1830. Pour le président conservateur du gouvernement, Antonio Canovas Del Castillo, l'Espagne préférait cohabiter avec les français au lieu d'avoir comme voisins « certaines cabilats (tribus) barbares ». Dans ce contexte, il considérait le maintien du statu quo comme la solution idoine dans le cas de la question marocaine. Lorsqu'en 1875, le gouvernement espagnol avait décidé d'occuper les territoires limitrophes de Sebta et Melilla, Canovas était conscient du risque à prendre dans une tette entreprise qui « déborderait le cadre des traditionnels topiques de l'honneur et droits historiques espagnols ». Avec la signature du Traité de Madrid en 1880, qui « accorde de grands avantages aux puissances étrangères et à leurs ressortissants » installés au Maroc, le libéral Paraxedes Mateo Sagasta a résolu d'attribuer un traitement spécial à la question du Maroc. Depuis l'envoi des premières expéditions scientifiques et diplomatiques dans le Rif jusqu'à la guerre de Melilla (1893-1894), le Maroc était au confluent d'intérêts où s'entrecroisaient les impératifs de sécurité avec l'honneur patriotique, la culture adversaire et les intérêts économiques, soutient l'universitaire Youssef Akmir dans un article intitulé (trad.) : « la politique extérieure espagnole et la question du Maroc pendant les premiers gouvernements de la Restauration bourbonienne » (Revista de Estudios Africanos, 2002). Pour les partis d'alternance, le traitement du problème international devait s'effectuer dans le respect des limites officialisées du bipartisme étatique. Les risques de la rupture du statu quo et le besoin d'une reconnaissance internationale des intérêts d'Espagne dans le pays voisin sont des motifs suffisants pour modérer les attitudes à adopter par les gouvernements tournants. Dans le cas des conservateurs, la passivité devant une déclaration franco-anglaise du 8 avril 1904 sur la délimitation des zones d'influence entre Paris et Londres en Egypte et au Maroc, et la timide réaction devant l'intervention militaire de la France à Anfa (1908), se justifie par la crainte de provoquer un mécontentement international. Les conservateurs caressaient l'espoir de bénéficier du soutien de la France, de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne dans la configuration de sa stratégie coloniale à l'égard du Maroc. Les libéraux assuraient qu'ils assumaient leur rôle d'opposition en utilisant la question marocaine comme argument en vue de serrer les rangs pour renfoncer la cohésion des courants idéologiques au sein du parti et critiquer les plans colonialistes des conservateurs. Les partis de gauche non dynastiques (républicains, socialistes et anarchistes) s'opposaient à l'occupation militaire de territoires marocains. Leur objectif principal ne consistait pas à défendre la souveraineté du voisin du sud sinon à adopter une stratégie d'usure afin d'affaiblir le parti au pouvoir en Espagne. Pour avoir acquis une dimension nationale et internationale, le traitement de la question marocaine a confirmé encore une fois le caractère hétérogène de la pensée politique en Espagne. En ce qui concerne l'attitude qu'observe le peuple, les sensations paradoxales de liesse, de crainte et de tragédie qui entourent le processus colonial espagnol révèlent un climat en constante transformation de l'exaltation d'une grandeur révolue et du sentiment nationaliste. L'euphorie patriotique de 1860 (après la guerre de Tétouan), est encore vivace dans l'imaginaire collectif au même titre que le souvenir des soldats tombés sur le champ de bataille en terre marocaine. Quant à l'église, la particularité religieuse et culturelle du Maroc fut un prétexte pour revigorer un cléricalisme humilié par les courants laïcs. Derrière ses campagnes de dénigrements dirigées contre « el moro » et ses coutumes, l'église prétendait persuader le citoyen espagnol des bienfaits des vertus du catholicisme et de l'action de l'africanisme. A suivre ...