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Nouvelle : La danse du couteau : Vol nocturne au dessus du rêve
Publié dans Albayane le 22 - 07 - 2012

La nuit venait de s'installer sur les secrets de la ville alors que son manteau noir enveloppait ses grandes folies mystérieuses. Je venais juste de quitter le club privé ou je passais le temps à écouter le bruit provocateur de cette horrible horloge qui poussait mes rides à mieux s'exprimer, sur mon visage, de plus en plus stressé et fatigué.
Je voulais changer de coin et l'envie de contempler cette vieille médina de la ville de Meknès me mena droit vers un bon restaurant donnant sur une vue magnifique.
Je m'attablais donc en compagnie de Sy Ahmed, un camarade du club, lui aussi à la recherche du temps perdu. Nous échangeâmes quelques fragments de discussion tellement banale qu'on ne se regardait même pas l'un dans les yeux de l'autre, comme l'exige le règlement des nuits bacchanales .Sy Ahmed comme on l'appelle au club est unique en son genre .Il aime son passé et chaque nuit, il se prête merveilleusement bien au jeu de la remémorisation des souvenirs pour défendre avec acharnement son patrimoine personnel. On dirait même que sa mémoire est restée paralysée par ses souvenirs lointains dans le pays de l'Oncle Sam.
Nous nous sommes retrouvés dans ce restaurant, non pas par pure coïncidence, mais parce que le règlement du vieux club privé le prévoit. Notre vol nocturne vers ce lieu féerique a été donc programmé sans aucun préavis. La monotonie nous guettait déjà, quand un événement heureux allait nous tendre la main et nous pousser au jeu du plaisir et du hasard.
Une créature de rêve apparut. Elle n'est pas comme les autres, avec sa grande taille et sa peau blanche. Son beau sourire qui la précédait, envahissait les lieux pour intimider les regards complices de cette apparition spéciale. Son sourire s'allongeait tellement qu'il faillit nous absorber dans son jeu synchronisé. Il était tout simplement sublime et exprimait le bonheur et annonçait le début d'un printemps pas comme les autres. Le charme de cette créature est envoutant malgré les traces béotiennes de ces nuits lourdes et interminables dont elle est souvent la princesse élue. Sa belle taille lui permet de marcher à grands pas ondulants dans un jeu de rotation artistique professionnelle. La belle dame est venue donc au bon moment, pour protéger une mémoire pure et vierge de ces fins tragiques des histoires et des vieux contes
Il était un peu tard et les images commençaient à me manquer. J'étais un peu perturbé par le jeu de la lumière du restaurant ou je me trouvais en compagnie de mon spécial camarade. Notre table, calme sereine et monotone, allait soudainement se sentir secouée par des battements irréguliers, tout autant que nos verres qui s'inclinaient, tour à tour par courtoisie, à ce sourire qui s'allongeait toujours. Mon ami et moi avions arrêté toute sorte de communication, et seuls un silence et un gel divins, venaient saluer l'entrée fracassante de l'inspiration du rêve et de la création. Et lorsque ces pas rythmés commençaient à se sentir de plus en plus forts dans mon cœur, et se confondaient même à ses vieux battements monotones, je me dis que ma plume avait la une dernière chance de se ressaisir et de finir là ou elle avait débuté il y a de cela plus de trente ans.
Les tableaux peints se succédaient à une vitesse vertigineuse et passait en revue mes conquêtes de plus en plus effacées par l'usure de l'âge et les trous de mémoires. Son sourire diabolique m'inspirait donc et entrait au plus profond de mes mots qui se débattaient dans un affolement bizarre et inexplicable. La confusion m'étreignait jusqu'à l'étouffement comme ce corps abandonné une nuit glaciale d'un hiver rugueux et gémissant, en attendant le retour du premier rayon d'un soleil printanier. Je venais de comprendre que rien ne serait comme avant et qu'une force soudaine d'une énergie nocturne m'avait cette fois ci complètement engloutie. Sy Ahmed me regarda étrangement et fut abasourdi par le bruit de mes balbutiements qui se succédaient, à un rythme infernal, comme pour mettre un peu d'ordre dans mes pensées en transes et juste pour rendre hommage à la beauté divine.
Son beau sourire choisit sa façon unique et propre à l'harmonie des parties les plus attirantes de son corps, pour s'asseoir dans une acclamation des regards des clients peu nombreux du restaurant. Tous se sont appliqués à la saluer d'un clin d'œil collectif, juste pour fêter son entrée dans le jeu du plaisir nocturne, et lui souhaiter une bonne soirée. Sa table était devenue tout à coup la cible des fantasmes des mâles, qui, par nervosité évidente, mangeaient subitement dans un vacarme à peine voilé.
Couteaux, fourchettes et dents fêtaient également son arrivée sur les lieux et son beau sourire, resté focalisé sur les étoiles d'un ciel calme et complice, activait la respiration des admirateurs de plus en plus nerveux. Les plats étaient en transes, et les lamentations des clients se lisaient sur leurs bouchées activées par un frisson qui montait, du bas en haut, tel un ascenseur en folie meurtrière. Même les bougies de restaurant, jusque là calmes et sereines pleuraient leur sort et se consommaient à une vitesse inimaginable. Sy Ahmed et moi avions coupé toute sorte de communication, et nos regards se croisaient comme lors de ces duels de la première heure d'une aube cruelle dans les prés d'un château abandonné. Qui allait commencer le rituel...
De la cheminée au feu doux
Nait une ombre aux ailes qui s'étendent
Et qui étire ses seins pendants en balançoires
Juste pour remplir mon verre et boire
A la santé de la gelée d'une rose agonisant
Y'a t-il un sourire plus perçant que les yeux qui l'expriment, Y'a t-il un regard plus vide que le cœur d'un amour en détresse, me suis-je demandé, juste pour remplir mon verre vide d'une méditation et d'un breuvage sacré. Je sentis à ce moment que ma plume me rongeait et ses larmes en souvenir de ces aventures désastreuses se mêlaient au nectar qui alimentait mes pensées. Les mots sautillaient dans mon esprit et se bousculaient pour s'accrocher à ma plume. Mon corps m'oublia et ma plume qui prit la relève devait écrire et peindre ce sourire devenu la cible de tous les présents ; la concurrence qui s'entendait de loin était rude et sans pitié. Les regards changeaient de couleur et de tactique, d'ampleur et de volume pour aller se fracasser le crâne sur les vitres du restaurant donnant sur les murailles de la vieille médina dormante sous la bénédiction des minarets illuminés et sans aucune activité en ce début de soirée. Je sentis une force me prendre la main et m'entrainer dans le souk des mots à portée poétique. Comment suis-je devenu tout à coup ce porteur de mots insensés, d'images à sensations frissonnantes, de rimes variées et de ces figures de style que j'avais pendant un bon bout de temps oubliées.
Et mon verre, qu'en ferai-je
Ai-je vraiment besoin de le remplir
De ces larmes qui coulent de mes yeux
Qui pleurent quand ils ont envie de rire
Je commençais donc à écrire. Il n'y avait plus l'ombre d'un doute .Mon ami me regardait gesticuler dans tous les sens comme pour dompter ce monstre caché pendant longtemps dans mon corps et éreinté par la monotonie et les stupidités de la vie quotidienne de la dernière ligne droite. Il me fallait faire vite car je n'avais que ma plume et mes mots alors que mes rivaux, qui se multipliaient de plus en plus comme par un coup de magie, avaient eux, des liasses d'argent. Néanmoins je ne voulais pas trop insister sur ce déséquilibre flagrant. Je fis confiance à ma plume et ses tableaux fantastiques. Je la sentis en pleine renaissance puisque les mots continuaient toujours à affluer en scandant Beau sourire ! Beau sourire ! Sy Ahmed me demanda de lire mes produits, alors que cette source d'inspiration était devenue étrangement mêlée à la danse folklorique de mon désir.
La belle créature jeta son premier regard de la soirée pour saluer cette force artistique qu'elle ignorait exister jusqu'à cette soirée divine. Il y avait donc de l'espoir me dis-je et je continuais à m'appliquer à placer mes mots justes dans mon jeu d'écriture symbolique.
Et ces nuits interminables fières
Avant que cette aube cruelle ne vienne les écourter
Droit dans les yeux Ô trésor de la lumière
Où prendra fin l'histoire d'un regard et s'écouler
Le supplice du rituel nocturne
Mon ami comprit que j'étais devenu l'ombre de ce sourire, qui tout en s'élargissaient tel un jour d'été, m'a entièrement englouti. Il prit mon poème à l'arrachée et partit à pas secoués le déposer sur la table de la dame. Il trouva le moyen de lui glisser quelques informations sur l'auteur de ces tableaux. Je la vis ensuite contempler, sous la lumière tamisée et la bougie muette jusque là, mes mots à peines lisibles. Son sourire fût, cette fois ci, tendre et appréciatif. Son regard, vif et éclairé, fixa ces images peintes par ma pauvre plume. Je la voyais du coin de l'œil prendre tout son temps pour comprendre pendant que Sy Ahmed venait de regagner sa place. Nous attendions alors tous les deux comme des petits écoliers l'appréciation de la maitresse. Pendant une bonne demi-heure, elle avait des réactions bizarres. Tantôt elle souriait jusqu'à éclairer les coins les plus sombres du local, tantôt elle jetait des petits regards furtifs du coin de l'œil vers notre table qui attendait, cette fois ci, trop nerveusement son verdict. Je pris alors ma plume qui n'a toujours pas cessé de me ronger pour écrire, encore et encore, des mots à une vitesse vertigineuse. Cette femme m'a fait ouvrir les vannes des images demeurées emprisonnées pendant longtemps et je sentis soudainement mon âme en proie au délire.
Sy Ahmed eut pitié de mon état. J'étais devenu un SDF errant dans le ciel étoilé à la recherche de son identité. Ai-je vraiment tout effacé de ce passé peu intéressant, d'un temps âgé monotone et sans valeur, suis-je devenu subitement ce petit garçon qui avait enfin trouvé sa petite boite à merveille dans son lit douillet, en attendant l'arrivée de ces lèvres affectueuses du baiser nocturne de sa vieille mère. Suis-je devenu ce solitaire qui exerce par ses perpétuelles méditations et ses oublis maladifs, ce pouvoir de peindre par ses mots à griffes une beauté divine à cinquante ans. Autant de questions me pinçaient l'esprit et je poussais silencieusement de petits cris de douleur, pour tremper mes yeux et les pousser à des larmes inévitables. C'est dur de voir sa plume fêter son âge à travers un défi et communiquer ses sentiments vieillissants, ses cheveux blancs et son encre glutinant, à un jeu vilain et dangereux.
Soudain, la dame se fit remarquer par le bruit nerveux d'une chaise qu'elle déplaça. Elle se leva en harmonisant toutes les parties de son corps; chaque geste brulait en entier le calme qui s'était installé progressivement autour des tables occupées par les démons de la chair et de la jouvence. Elle jeta ensuite un regard vers notre table; sourit plus tendrement que lors de son entrée; prit avec soin mes écrits et s'enfonça dans le noir. Je décidai alors de la suivre. Je descendis les marches colorées dans ce noir lugubre et complice qu'elle m'imposait puis, je n'eus qu'à suivre du nez son ensorcelant parfum, comme un chien errant.
Je pris conscience que j'allais droit au trou noir là où tout se confond et se dénature. Son sourire m'appelait et sa démarche me faisait signe; je décidai alors de l'approcher car je n'avais plus rien à perdre; elle méritait que je tente ma chance afin d'écouter sa voix douce et musicale d'un ange ailé. J'étais trempé de sueur, et plus je la sentais en moi, plus mes jambes s'alourdissaient et je faillis m'évanouir.
Sy Ahmed, qui m'avait suivi fort heureusement, me prit le bras et je fus mis sur un tabouret juste à côté d'elle. J'étais enfin sur le toit du monde, heureux tel un bébé, léger comme une rosée qui s'étirait juste pour bondir sur les lèvres d'une fleur naissante le premier jour d'avril, et heureux comme je ne l'eus été il y a un bon bout de temps. Ma respiration s'était équilibrée et mes yeux s'étaient fixés sur son très beau sourire. J'étais tout simplement devenu le plus sage de tous ses admirateurs. “Je m'appelle Ilham" avança-t-elle, d'une voix douce et sereine. C'était du piano, tellement mielleux que je sentis la sueur me couler du dos tel un torrent rempli d'eau pure et limpide. Je balbutiai quelques mots insignifiants et je fus trop confus pour exprimer mon admiration. Je cherchai ces mots, qui contre toute attente, avaient disparu devant son charme oppresseur et dominateur. Ilham comprit que j'étais devenu l'esclave de sa présence et qu'il me fallait de l'aide dans ces moments délicats. Elle décida alors de caresser tendrement mes joues de ses mains magiques, puis fit prendre à mon visage une position bizarre, alors que je continuai de m'affaiblir lentement.
Elle m'avait donc mis dans un état d'hypnose, d'un aller sans retour, en me demandant de demeurer immobile. Et c'est alors que je fus mis à rude épreuve. Deux mastodontes aux biceps et triceps herculéens, prirent mon corps dans un silence de mort et sous le regard d'Ilham me firent évacuer les lieux, comme si on allait devoir m'enterrer vivant et étouffer ma pauvre plume qui avait juste repris connaissance. L'écriture m'accomplit donc et me délivre de moi même puisqu'elle m'a offert pendant toute une nuit au paroxysme de l'inspiration poétique. Je me retrouvai assis sur les marches d'accès du restaurant et du trou noir victime de la passion ma seule et unique chance d'aimer jusqu'à être feu, et désirer jusqu'à être désir.
Je décidai alors de me relever et de marcher tel un SDF agissant selon un ordre muet, car chaque fois que j'ai enfreint la loi du désir, j'ai fait fausse route et je me suis tout seul égaré dans un abime sans issue.
C'est alors que j'entendis pousser des cris derrière moi; un bruit d'un couteau qu'on aiguisait, simulé par une main à la peau blanche, douce et tendre et qui montait progressivement du poignet jusqu'à l'épaule pour finir par un geste artistique dans un petit baiser lancé à la victime choisie, le soir même du rituel. Cette danse étrangement accomplie dans un jeu passionnel provocateur, lancé du haut de l'imagination vieille de plus de cinquante ans, me fascinait tellement que j'eus l'impression que tout le ciel étoilé de cette nuit spéciale m'appartenait. C'était donc là, la danse du couteau. Une vielle opération artistique, propre à l'inspiration et à l'expérience poétique, et qui consiste selon Ilham à libérer mes productions, d'une ivresse qui troublait le miroir intérieur où je m'étais enfermé aussi longtemps que ma plume le voulut. Je m'assis alors fatigué et las par autant d'épreuves et attendais Sy Ahmed, qui avait décidé de me laisser subir les caprices de mon destin, pour me récupérer après la fin du rituel. Je n'eut à ce moment là que méditer sur ce lieu d'apparition de la beauté et du charme absolu, car l'imagination crée l'ange et ouvre la porte du paradis. La soirée tardive m'avait fait éclater ce silence complice et m'avait fait subir le rituel. Voilà on a fouillé ma mémoire pour violer mes secrets ...
Je marche à travers la ville, nu
Le seul survivant débile d'un groupe de musiciens
Personne ne sait qu'au mois d'Avril
Ici on ne sera jamais magicien


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