Alors que le théâtre professionnel bat de l'aile ces derniers temps, à cause d'un bras de fer incompréhensible entre les gestionnaires de la chose culturelle et les professionnels du théâtre, celui-ci fait par les jeunes à l'Université continue de nous émerveiller. Depuis la création du Festival International du Théâtre Universitaire de Casablanca (FITUC), voilà bientôt un quart de siècle, ce jeune théâtre a rayonné un peu partout au Maroc, dans les universités comme dans les grandes écoles, notamment les Ecoles Nationales de Commerce et de Gestion (ENCG) qui se distinguent par la régularité et la qualité de leurs productions. Le Festival International du Théâtre Universitaire de Tanger organisé par l'Ecole Nationale de Commerce et de Gestion est à sa cinquième édition. Il réunit cette année onze troupes étrangères, trois troupes marocaines et une coproduction maroco-italienne. Ces troupes ont animé durant une semaine, entre le 24 et le 29 octobre, la ville du détroit. Celle-ci a même eu droit à un carnaval masqué qui a sillonné les avenues de la ville, par un joyeux après-midi ensoleillé, même si la fête a failli être gâchée par des intrus confondant une marche joyeuse avec les manifestations politiques ou sociales dont nous nous sommes désormais habitués. Je ne parlerais pas des performances théâtrales proposées par les différentes troupes. Elles varient d'un pays à un autre. Je ne parlerais pas non plus de l'organisation de ce festival, bancale et empreinte d'amateurisme, malgré les moyens dont il dispose ; il y a des raisons objectives à cela. Un aspect néanmoins a attiré mon attention: la différence plastique et thématique entre les spectacles présentés par les pays arabes et ceux que proposent les pays occidentaux. J'ai envie de dire tout de suite que chaque peuple fait le théâtre qui lui ressemble. Si, en effet, « la forme, c'est le fond qui remonte à la surface », comme le disait Brecht, on pourrait alors expliquer pourquoi le printemps arabe avait déteint sur les productions des premiers, offrant au public un théâtre « en noir et blanc », caractérisé par la grisaille et la violence ; alors que les seconds présentaient un théâtre joyeux, coloré et plein d'optimisme. En effet, de manière générale, nous avons, d'un côté, un monde peuplé de peurs, de cris, de lamentations, de corps écartelés ou entravés par les revendications de liberté et de dignité ; un monde où l'on n'entend que des bombardements, des rafales de kalachnikov, ce qui traduit à n'en pas douter l'actualité qui prévaut actuellement dans la monde arabe, et, de l'autre, un monde baignant dans la lumière et les couleurs chatoyantes, offrant au spectateur une plastique où des images riantes traduisent une philosophie de la vie basée sur l'espoir et la confiance en soi. Indépendamment des sujets traités et de la qualité de chaque création, les spectacles présentés par les pays occidentaux se caractérisent par le soin apporté à la direction des acteurs et à la scénographie. Même quand dans «L'âge de la prune», monté à l'Université Libre de Belgique ou dans «Lysistrata» de la troupe Vis-à-vis de Russie, on parle de mort, d'injustice et de guerre, c'est l'espoir, la joie et l'allégresse qui sous-tendent cette parabole philosophique où les personnages aspirent à une «ville des rêves». Comme dans «Marathon» que présente la troupe Minimum de Lituanie qui a séduit le public tant par la qualité des performances de jeu des comédiens que par la beauté des images qu'il propose. Si dans tous ces spectacles le côté technique est maîtrisé, où rien n'est laissé au hasard, nous ne pouvons pas, hélas, en dire autant des spectacles présentés par les pays arabes où dominent la noirceur et, pour la plupart, un bricolage scénographique qui nuit énormément à l'effort de ces jeunes comédiens. Ce n'est pas parce nous traitons du printemps arabe avec ses malheurs et ses exactions de toutes sortes qu'il faille crier et gesticuler sans justification. Ainsi dans «Folie et Fantaisie» de la troupe de l'ENCG de Casablanca, dans «la Tarentella» de l'ENCG d'Agadir ou ans «La Gare d'arrivée» de l'Université Jazan d'Arabie Saoudite où des artistes, des écrivains ou des journalistes sont pris dans un « tourbillon tumultueux qui pourrait bien être l'enfer » et aux prises avec des militaires brandissant des mitraillettes en les entraînant vers la mort, terrorisant au passage une population désabusée. Dans «Traits» de la troupe algérienne de l'Académie de Batna, un spectacle de bonne facture tant par la mise en scène que par le jeu des comédiens, là aussi, c'est la mort qui trône sur la scène, avec ce cadavre dont on ne sait que faire, comme un miroir tendu à la conscience arabe qui se débarrasse de ses citoyens comme d'un vulgaire objet non identifié. Dans ce spectacle, curieusement, la seule touche colorée au milieu du misérabilisme ambiant, c'est le costume rose bonbon que porte le personnage de la prostituée. Printemps arabe oblige, c'est la jeune troupe tunisienne de Monastir qui va porter sur la scène les premiers soubresauts de la révolution arabe en adaptant Montserrat (Le Prix de la liberté) d'Emmanuel Roblès. Là encore, l'univers de la pièce est traversé par les arrestations et l'exécution de citoyens innocents sur fond de cris, de hurlements, de torture et une succession ininterrompue de rafales de mitraillette. Mais c'est «Chat aveugle» de la troupe Création group de la Faculté des Lettres d'Alexandrie et «White» (Blanc) de la troupe chinoise The Home theatre group de l'Université d'agriculture de Changsha, récompensées respectivement par le prix du jury et le grand prix, qui ont le plus symbolisé cette dualité plastique et symbolique du blanc et du noir. Dans «Chat aveugle», la scène s'ouvre sur des personnages habillés en noir et blanc, portant chacun un gant blanc et un gant noir. Dans un jeu physique et agressif traversé de temps à autre par des moments de tendresse, le spectacle raconte aussi la révolution arabe, de manière ludique certes mais non dénuée de violence et de situations mélodramatiques. Alors que dans «White», la scène s'ouvre sur une blancheur éclatante, un parterre couvert de petits papiers blancs d'où émerge un personnage habillé en kimono de satin noir dont le contraste éblouit le regard et le transporte dans un univers magique et fabuleux. Seulement, voilà : dans «White», le blanc et le noir sont étincelants de lumière et de beauté à la mesure de ces gestes mesurés, précis, délicats où les corps se frôlent, se touchent à peine pour finir dans une étreinte joyeuse, tout cela baigné par une musique douce et envoûtante. Tandis que dans «Chat aveugle», le blanc n'est pas tout à fait blanc et le noir n'est pas tout à fait noir. S'ils le sont au début, ils seront maculés au cours du jeu par maladresse et l'absence de maîtrise des problèmes techniques. Il en va de même dans les autres spectacles présentés par les pays arabes où la noirceur et l'absence de maîtrise des problèmes techniques dominent. Pourtant, il existe bien des potentialités au sein de ce théâtre, des metteurs en scène, des scénographes et surtout une performance d'acteurs qui n'aurait rien à envier à leurs camarades de l'autre côté du miroir si la direction d'acteurs était plus maîtrisée afin d'éviter les cris, parfois inutiles, et surtout le cabotinage si dommageable encore au théâtre arabe. Sans formation préalable ni moyens conséquents mis à la disposition de ce jeune théâtre universitaire arabe, il serait difficile de porter un jugement global et définitif et le comparer au théâtre des autres parce séculaire et disposant de moyens énormes. Cependant, si comparaison il y a, elle ne peut que nous conforter dans notre conviction sur l'interaction entre le théâtre et la société qui le produit. Le dernier soir de ce festival, en traversant le hall de l'hôtel où nous logions, je saisis au vol dans la conversation entre deux «grands artistes» de mon pays, les propos suivants : «nous n'arrivons pas encore à nous défaire du complexe de l'étranger». J'eus un sourire en coin et continuai ma marche. Cette réflexion longtemps rabâchée par certains de mes compatriotes n'ébranla en rien ma conviction selon laquelle le renoncement, l'enfermement et le repli sur soi-même sont absurdes. Ils ne font pas partie de ma culture. N'en déplaise à tous ceux qui confondent objectivité et vision nombrilique. Si je m'émerveille sur la beauté que je goûte chez l'autre, c'est tout simplement parce que je souhaiterais vivement que mon pays se mettre au diapason du monde moderne, que l'art dans mon pays soit une passion pour ceux qui le font et non un fond de commerce ou un passe-temps, qu'il soit une aventure joyeuse, délurée et sérieuse en même temps et, que l'art fasse enfin partie de notre quotidien pour améliorer notre vie. Le printemps arabe ouvre des perspectives. Le printemps arabe donne des ailes pour voguer vers des lendemains meilleurs. Mais espérons tout au moins que «notre été ne devienne un hiver et que le printemps dans ces pays ne se transforme en automne», histoire de paraphraser ceux qui ont bercé ma jeunesse et continuent de le faire: Nass El Ghiwane. * Chercheur et ancien directeur de l'ISADAC