Le présent texte, publié en exclusivité sur le site http://www.oumma.com, vient dêtre refusé par les journaux Le Monde et Libération. Ces refus, cinq fois répétés pour Le Monde, sont plus que regrettables : on sen prend au seul « communautarisme musulman » mais on peine à accepter la critique de ces intellectuels tant chéris par les médias qui nous servent à longueur darticles et dinterviews des analyses très discutables et souvent biaisées de la société française comme de la scène internationale. Taguieff, Adler, Finkielkraut, Glucksman, Kouchner, BHL, entre autres, disent la vérité du monde, des bons, des méchants, de « nos alliés »... et Israël, toujours, échappe à leurs critiques sélectives. La rentrée est agitée. On ne compte plus les livres traitant de lantisémitisme ou du sionisme. Pour les uns, il existerait un nouvel antisémitisme parmi les jeunes français dorigine immigrée (arabes et musulmans) ou dans les rangs du mouvement altermondialiste qui le dissimuleraient derrière leur critique du sionisme et de lEtat dIsraël. En face, on dénonce « Un intolérable chantage » à la judéophobie. Force est de constater, en amont de ce débat, un phénomène qui brouille les données. Depuis quelques années (avant même la seconde intifada), des intellectuels juifs français que lon avait jusqualors considérés comme des penseurs universalistes ont commencé, sur le plan national comme international, à développer des analyses de plus en plus orientées par un souci communautaire qui tend à relativiser la défense des principes universels dégalité ou de justice. Les travaux de Pierre-André Taguieff sont très révélateurs. Son pamphlet La nouvelle judéophobie est le prototype dune réflexion « savante » faisant fi des critères scientifiques. Le sociologue sest mué en défenseur dune communauté en danger dont le nouvel ennemi réel ou potentiel est lArabe, le musulman, fusse-t-il français. On ne trouve pas ici de mise en perspective fondée sur une analyse critique de la politique sociale de lEtat, des réalités de la banlieue ou même de la scène internationale. La conclusion est limpide : la communauté juive de France ferait face au nouveau danger que représente cette nouvelle population dorigine maghrébine qui, de concert avec lextrême gauche, banaliserait la judéophobie et la justifierait par une critique très retors dIsraël et un « antisionisme absolu ». Cest surtout Alain Finkielkraut qui excelle dans le genre : on savait le penseur impliqué dans les grands débats sociaux mais voilà que lhorizon se réduit et que le philosophe est devenu un intellectuel communautaire. Son dernier ouvrage Au nom de lAutre, réflexions sur lantisémitisme qui vient se présente comme une attaque sans nuance de toutes les dérives antisémites (altermondialistes, immigrées ou médiatiques). Alain Finkielkraut verse dans tous les excès sans être gêné de soutenir Sharon. Le débat nest plus fondé sur des principes universels et même sil prétend être lié à la tradition européenne commune, sa prise de position révèle une attitude communautariste qui fausse les termes du débat, en France comme au sujet de la Palestine. Sa dénonciation du « culte de lAutre » ne cesse, en miroir, dexacerber le sentiment daltérité du juif-victime et le mur de la honte devient « une simple clôture de sécurité » quIsraël construit à contre cœur. Juifs ou sionistes (ceux qui font la différence sont antisémites) ne seront jamais des victimes ou des oppresseurs comme les autres. Alexandre Adler avait témoigné, au côté de Finkielkraut, dans le procès surréaliste intenté au journaliste Daniel Mermet. On pouvait sétonner. Lanalyse attentive de ses écrits nous éclaire néanmoins. La lecture du monde quil nous propose se comprend surtout au regard de son attachement à Israël. Il ne sen cache pas et dans louvrage collectif Le sionisme expliqué à nos potes il avance quil « devient de plus en plus inenvisageable de concevoir une identité juive qui ne comporterait pas une composante sioniste forte »1 et plus loin : « Un équilibre va sinstaurer entre diaspora et appartenance israélienne, autour duquel le nouveau judaïsme va se développer »2. On relèvera le mélange de genres mais on retiendra la leçon au moment danalyser ses positions en politique internationale, de même que celles de certains intellectuels juifs français, notamment lorsque Adler rappelle lui-même que les Etats-Unis ont renforcé leur soutien à Israël, lequel a par ailleurs établi une alliance stratégique avec lInde. La récente guerre en Irak a agi comme un révélateur. Des intellectuels aussi différents que Bernard Kouchner, André Glucksman ou Bernard-Henri Lévy, qui avaient pris des positions courageuses en Bosnie, au Rwanda ou en Tchétchénie, ont curieusement soutenu lintervention américano-britannique en Irak. On a pu se demander pourquoi tant les justifications paraissaient infondées : éliminer un dictateur (pourquoi pas avant ?), pour la démocratisation du pays (pourquoi pas lArabie Saoudite ?), etc. Les Etats-Unis ont certes agi au nom de leurs intérêts mais on sait quIsraël a soutenu lintervention et que ses conseillers militaires étaient engagés dans les troupes comme lont indiqué des journalistes britanniques participant aux opérations (The Independent, 6 juin 2003). On sait aussi que larchitecte de cette opération au sein de ladministration Bush est Paul Wolfowitz, sioniste notoire, qui na jamais caché que la chute de Saddam Hussein garantirait une meilleure sécurité à Israël avec des avantages économiques assurés. Dans son livre Ouest contre Ouest, André Glucksman nous livre un plaidoyer colérique pour la guerre qui passe sous un silence très parlant les intérêts israéliens. Bernard-Henri Lévy, défenseur sélectif des grandes causes, critique très peu Israël à qui il ne cesse de témoigner sa « solidarité de juif et de Français »3. Sa dernière campagne contre le Pakistan semblait comme sortie de nulle part, presque anachronique. En sintéressant à labominable et inexcusable meurtre de Daniel Pearl, il en profite pour stigmatiser le Pakistan dont lennemi, lInde, devrait donc naturellement devenir notre ami... Lévy nest bien sûr pas le maître à penser de Sharon mais son analyse révèle une curieuse similitude quant au moment de son énonciation et à ses visées stratégiques : Sharon vient deffectuer une visite historique en Inde afin de renforcer la coopération économique et militaire entre les deux pays. Que ce soit sur le plan intérieur (lutte contre lantisémitisme) ou sur la scène internationale (défense du sionisme), on assiste à lémergence dune nouvelle attitude chez certains intellectuels omniprésents sur la scène médiatique. Il est légitime de se demander quels principes et quels intérêts ils défendent au premier chef ? On perçoit clairement que leur positionnement politique répond à des logiques communautaires, en tant que juifs, ou nationalistes, en tant que défenseurs dIsraël. Disparus les principes universels, le repli identitaire est patent et biaise le débat puisque tous ceux qui osent dénoncer cette attitude sont traités dantisémites. Cest pourtant sur ce terrain que doit sengager le dialogue si lon veut éviter le choc des communautarismes pervers. Sil faut exiger des intellectuels et acteurs arabes et musulmans quils condamnent, au nom du droit et des valeurs universelles communes, le terrorisme, la violence, lantisémitisme et les Etats musulmans dictatoriaux de lArabie Saoudite au Pakistan ; on nen doit pas moins attendre des intellectuels juifs quils dénoncent de façon claire la politique répressive de lEtat dIsraël, de ses alliances et autres méthodes douteuses et quils soient au premier rang de la lutte contre les discriminations que subissent leurs concitoyens musulmans. On relèvera avec respect le courage de celles et de ceux, juifs (pas forcément altermondialistes ou dextrême gauche), qui ont décidé de sinsurger contre toutes les injustices et notamment celles qui sont le fait de juifs. Avec les Arabes et les musulmans qui ont la même cohérence, ils sont la lumière et lespoir de lavenir parce que celui-ci a plus que jamais besoin de cette exigence et de ce courage. Tariq Ramadan vendredi 3 octobre 2003 Notes : 1. Le sionisme expliqué à nos potes, éditions la Martinière, 2003, Paris, p. 241 2. Le sionisme expliqué à nos potes, éditions la Martinière, 2003, Paris, p. 241 3. Le sionisme expliqué à nos potes, éditions la Martinière, 2003, Paris, p. 14