Afin de sensibiliser citoyens et décideurs sur l'exploitation sexuelle des mineurs, l'association ANIR pour l'aide aux enfants en situation difficile a lancé une campagne et un livret de témoignages. Celui-ci regroupe la parole de douze acteurs, qui évoquent les difficultés à prendre en charge les victimes, tout en donnant des recommandations. Présidente de l'ONG, Merriam Erraoui revient sur cette initiative qui veut s'inscrire dans la durée. En quoi consiste votre campagne contre l'exploitation des enfants ? La campagne digitale part de l'idée d'impulser des changements dans les normes sociales par rapport à la protection des enfants. Au cours de notre travail au sein d'ANIR, nous avons remarqué qu'au-delà des obstacles de nature structurelle (failles dans la prise en charge, les lois, les politiques de protection…), nous avons encore beaucoup de problèmes d'ordre socioculturel. Nous avons donc pensé qu'il était important de faire un travail dans ce sens via les réseaux sociaux, parce que ce sont des outils de communication largement utilisés par différentes couches et différents niveaux d'instruction. Nous avons voulu ainsi être présentes sur ces mêmes plateformes qui deviennent malheureusement des vecteurs de violence, de messages de haine ou porteurs de valeurs problématique pour l'éducation saine des enfants et des plus jeunes. Nous avons travaillé sur quatre vidéos de sensibilisation qui sont des mises en situation, dont le message est par exemple l'importance que les parents communiquent avec leurs enfants sans barrières, qu'il n'existe pas un profil type de l'agresseur, qui peut être un homme comme une femme, proche ou inconnu. Ces vidéos promeuvent également l'écoute des enfants. Leur particularité est qu'ils ont été développés également en amazigh, pour que ces messages parviennent à un maximum possible de personnes, y compris celles vivant dans le périurbain ou le rural et qui n'ont pas accès à ces informations lorsqu'elles sont présentées uniquement en arabe ou en français. A cet effet, nous avons lancé la page «Comprendre pour changer», où nous diffusons ces messages, avec des illustrations ou encore ces sondages pour créer de l'interaction avec les utilisateurs et mieux connaître leurs points de vue ou les idées qu'ils se sont de ces questions. Qu'est-ce qui ressort des témoignages recueillis dans le livre ? Dans le cadre de la même campagne, nous avons en effet publié un livret de douze témoignages de professionnels et d'acteurs du champ de la protection de l'enfance, toujours dans l'idée d'atteindre les simples utilisateurs sur les réseaux sociaux autant que les décideurs. Le livret s'adresse donc plus à ces derniers, notamment pour palier la différence de chiffres officiels par départements et secteurs. L'accompagnement des enfants victimes d'exploitations sexuelles, un chemin parsemé de tabous Afin d'avoir une meilleure visibilité, nous avons décidé d'aller à la rencontre des acteurs du secteur de la protection de l'enfance, qui vivent quotidiennement ces difficultés institutionnelles et qui prennent en charge des enfants victimes d'exploitation sexuelle. Leur tâche est rendue encore plus difficile par le fait qu'ils doivent mener une approche pluridisciplinaire, mais qu'il y a une absence de coordination institutionnelle et de centralisation des interlocuteurs. Dans ce sens, nous avons fait intervenir des assistantes sociales, des psychologues, des juges mais aussi des familles de victimes, qui racontent leur vécu par rapport à ces situations. Chacun de ces témoignages comporte à la fin une analyse des défis et de recommandations concrètes qui leur sont liées. Ces témoignages servent de support à des ateliers de travail sur les prises en charge et nous ferons ce travail avec les institutions et les autres associations. Nous comptons également le présenter aux parlementaires, parce qu'il est important qu'ils aient ces informations et qu'ils en tiennent compte dans les réformes du Code pénal et du Code de procédure pénale. A travers votre expérience, quels sont les défis pour la protection de l'enfance aujourd'hui ? A travers nos ateliers notamment, nous avons remarqué que nombre de personnes conçoivent que les abus sexuels sur les enfants sont des faits rares qui n'arrivent qu'aux autres. Les non-dits et les tabous existent encore, dans la mesure où la parole n'est pas libre au sein de la famille sur ces sujets. Il existe également des pratiques de promiscuité qui sont encore acceptées, comme le fait que l'un des deux parents partage le même lit que l'enfant jusqu'à l'âge de dix ans, voire de douze ans, ou celui-ci accompagne sa maman au bain public jusqu'à l'âge de six ans. Ce sont des pratiques qui constituent des facteurs de risque pour l'enfant parce qu'elles biaisent sa notion de l'intimité et la conception qu'il se fait à l'égard de la propriété sur son corps. Affaire Lissasfa : Face au retrait de plaintes, la peine d'un pédophile pourrait s'alléger Aussi, nous voyons de nouvelles formes d'exploitation avec Internet. Cet accès facile aux smartphones pour les enfants sans supervision n'était pas un phénomène comme c'est le cas aujourd'hui. Nous avons d'ailleurs recueilli des témoignages dans ce sens et les familles ne sont pas assez sensibilisées à ces risques. Au vu de notre rythme de vie, certains parents recourent même à Internet, aux smartphones et aux écrans pour occuper leurs enfants, laissés seuls surfer sur Internet où ils peuvent tomber sur les pires des choses. Sans contrôle parental, un enfant ne peut pas être laissé livré à lui-même devant ces outils de la communication. Les pédophiles se cachent surtout là où ils peuvent avoir légitimement contact avec les enfants (écoles, clubs, associations, parcs de jeu, etc). Ils seront toujours volontaires pour aider, approcher un enfant, afin de gagner sa confiance sans réveiller les soupçons. Le système de vigilance dans ces espaces-là reste encore très faible face aux risques existants. Comment peut-on agir en comprenant mieux la situation actuelle ? Si demain nous avons tout l'arsenal juridique de pointe pour une meilleure protection de l'enfance mais que les mentalités accompagnent lentement ces changements, ces mécanismes resteront toujours biaisés. Il y aura toujours quelqu'un pour promouvoir l'idée que l'exploitation sexuelle des enfants ne serait ni une violence ni un traumatisme et que le temps ferait oublier aux victimes ce qu'elles ont subi. Ce sont des choses que nous entendons malheureusement même chez certains professionnels. Le Maroc a encore du chemin pour mettre en œuvre la Convention des droits des enfants Donc si cette campagne peut sensibiliser et vulgariser des principes de loi pour que tout le monde en prenne connaissance, les comprenne et sache qu'ils sont faits pour être appliqués, ce sera un bon point pour accompagner notamment les réformes juridiques qui doivent encore être mises en œuvre afin de renforcer cette protection. C'est dire que les changements de mentalité et des lois sont deux processus qui doivent être menés parallèlement et simultanément afin que la protection de l'enfance soit réellement effective.