Après l'attaque terroriste qui a visé deux mosquées de Christchurch (Nouvelle-Zélande), les motivations de son auteur, Brenton Tarrant, révèlent un défenseur du suprémacisme blanc qui a théorisé ses idées au nom du «grand remplacement». Politologue, spécialiste de l'extrême droite et directeur de l'Observatoire des radicalités politiques (Fondation Jean-Jaurès), Jean-Yves Camus revient auprès de Yabiladi sur ces attentats visant la communauté musulmane. Le fait que la théorie du grand remplacement soit de plus en plus reprise par des personnalités médiatisées contribue-t-il à la banaliser auprès de ceux qui y trouvent des motivations pour perpétrer des actes terroristes ? Dans son manifeste, Brenton Tarrant reprend clairement des termes de la théorie du grand remplacement. Mais il emploie aussi des références anglo-saxonnes, notamment américaines liées aux mouvements qui prônent la suprématie blanche, et anglaises, puisqu'il dit se reconnaître en Oswald Mosley, initiateur de l'Union des fascistes britanniques dans les années 1930. Le terme de grand remplacement en lui-même est devenu de plus en plus médiatique et largement utilisé. Il y a quelques années, on le retrouvait uniquement sous la plume de quelques personnes engagées dans la défense des idées identitaires. Aujourd'hui, son principe reste condamné, mais à l'image de l'expressions «français de souche», il a été intégré également au discours des médias. La recrudescence des attentas visant la communauté musulmane est-elle liée à la banalisation de ces discours-là, notamment sur les migrants ? Il y a une part de cela, mais pas que. Il y a aussi un mouvement de colère et de détestation s'étant emparé d'un nombre de personnes qui ne sont pas politisées, notamment en France au lendemain des attentats de Paris et de Nice. Ces attitudes nous ramènent à un problème dans nos rapports avec certains pays qui ont déjà été colonisés, notamment par la France, car ils définissent encore les relations avec l'islam et le monde arabe. Beaucoup des personnes qui prônent le renvoi de migrants dans leurs pays d'origine n'ont pas fini de mal digérer que la France a «perdu son empire», notamment après la Guerre d'Algérie. Elles se disent que dans le temps, ces pays-là les ont obligés à partir alors que leurs ressortissants veulent venir aujourd'hui en Europe. Ces mêmes personnes ont fini par considérer qu'il existe une opposition séculaire entre le monde musulman et l'Europe et que ce qui se passe aujourd'hui avec les attentats islamistes radicaux serait la continuité d'un phénomène datant de plusieurs siècles. Certains de l'extrême droite remontent même aux croisades pour trouver des origines aux rapports qu'ils entretiennent aujourd'hui avec le monde musulman. Nouvelle-Zélande : Le terroriste avait publié un manifeste islamophobe et anti-migrants Pensez-vous que contrairement aux attentats islamistes, ceux visant la communauté musulmane par des défenseurs des idées d'ultradroite ne sont pas systématiquement considérés comme du terrorisme ? En 2016, le chef des renseignements français [Patrick Calvar, alors directeur général de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), ndlr] s'est exprimé là-dessus* devant l'Assemblée nationale. Il a affirmé que ces actes visant les musulmans étaient bel et bien terroristes, car nos services prennent très au sérieux l'hypothèse d'un acte terroriste de l'extrême droite. Ces mouvements sont surveillés de près et il n'y a aucun doute que leurs attaques sont des actions terroristes, à la fois en raison de la préparation, des liens idéologiques des commanditaires et des exécutants, mais aussi des caractères meurtriers que ces actions revêtent, notamment lorsqu'il s'agit d'une action ciblée comme celle de la Nouvelle-Zélande. Son auteur a visé des lieux de culte précis et de surcroît à l'heure de la prière, avec l'idée de faire le plus de victimes possibles au sein d'une communauté donnée. L'aspect idéologique de ces attaques ciblées confirme qu'il s'agit d'attentats terroristes, mais beaucoup ont tendance à avoir des réserves sur l'emploi du terme «islamophobie». Pourquoi à votre avis ? Dans les pays anglo-saxons, l'usage de ce terme est plus largement assumé. En raison du modèle de laïcité en France, il est contesté par des intellectuels et des universitaires, qui considèrent avoir le droit de critiquer toutes les religions. En revanche, le problème n'est pas celui-ci. La question est de se dire que lorsqu'on passe à l'acte avec l'intention de tuer des personnes, dans le cas d'Anders Breivik, d'Alexandre Bissonnette et de Brenton Tarrant, entre autres, il est évident que cette idéologie revêt une part d'islamophobie au sens étymologique. Ces groupes ou personnes ne distinguent pas un islamiste radical d'un musulman pratiquant ou non-pratiquant, à partir du moment que des individus sont de culture musulmane. C'est la grande critique que je fais d'ailleurs à ceux qui refusent d'employer le mot «islamophobie» : critiquer toutes les religions, y compris la mienne, est une chose, mais il s'agit ici de définir l'attitude de personnes qui ont une phobie, au sens médical du terme, et qui peuvent véritablement entrer dans une forme de trance dès que l'islam ou les musulmans sont évoqués. Il y a cette idée qu'il existerait deux poids, deux mesures ; autant l'antisémitisme est puni par la loi dans certains pays, autant le terme «islamophobie» fait encore l'objet de réticences… Je pense qu'on ne doit pas traiter différemment les actes antisémites des actes racistes de manière globale. La tolérance zéro doit s'appliquer de la même manière. En ce moment, nous assistons à une recrudescence inquiétante des actes antisémites en France par exemple, mais il n'y a aucune raison de les traiter différemment des actions qui ciblent les autres communautés. Non seulement il existe encore des actes islamophobes et antimusulmans, mais il y a aussi des discriminations racistes qui visent les binationaux ou les migrants plus généralement. C'est une erreur politique que de disséquer ces attitudes les unes des autres. Y a-t-il un risque de passer à côté de la menace des mouvements rattachés à l'extrême droite, lorsqu'on met en avant principalement la lutte contre l'islamisme radical, notamment à travers les médias ? De ce que je vois dans l'action des renseignements européens ou américains, il existe des services dédiés pour suivre l'extrême droite radicale. C'est un danger qui peut être moins apparent, avec moins de militants, mais qui reste bien sous les radars des policiers. D'ailleurs en France, il y a eu plusieurs arrestations depuis 2016 dans les rangs des mouvements de l'extrême droite, ce qui a permis d'éviter qu'un certain nombre d'actes très graves soient commis. * Les mises en garde de la DGSI sur les attentats de l'extrême droite visant des musulmans En 2015, le Directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), Patrick Calvar, s'est exprimé devant la commission d'enquête parlementaire sur les attentats ayant frappé la France. Selon la retranscription des échanges, rendue publique en 2016, le responsable a exprimé ses craintes d'assister à «une confrontation entre l'ultra droite et le monde musulman – pas les islamistes mais bien le monde musulman». «Je pense que nous gagnerons contre le terrorisme. Je suis en revanche beaucoup plus inquiet de la radicalisation de la société et du mouvement de fond qui l'entraîne», a-t-il déclaré. «C'est ce qui m'inquiète quand je discute avec tous les confrères européens : nous devrons, à un moment ou un autre, dégager des ressources pour nous occuper d'autres groupes extrémistes parce que la confrontation est inéluctable», a affirmé Patrick Clavar, qui a tenu les mêmes propos devant la commission de la Défense nationale de l'Assemblée nationale française. «Encore un ou deux attentats et [cette confrontation] adviendra. Il nous appartient donc d'anticiper et de bloquer tous ces groupes qui voudraient, à un moment ou à un autre, déclencher des affrontements intercommunautaires», a-t-il averti dans le temps. Article modifié le 2019/03/17 à 00h46