Anouk Cohen, chercheuse en ethnographie au Centre Jacques Berque à Rabat, révèle dans «Voir et entendre le Livre. Une édition marocaine du Coran», que le Roi, pour contrer l'influence du wahhabisme au Maroc et affermir la légitimité de son pouvoir par le religieux – la Commanderie des croyants – a mis en œuvre toute une politique de «marocanisation» et de «malékisation» du Coran, en reprenant le modèle saoudien de mise en œuvre d'une religion d'Etat. La Commanderie des Croyants est ancienne au Maroc mais la politique religieuse du Palais n'était, jusqu'à récemment, jamais allée aussi loin dans la normalisation de la pratique religieuse. En 2010, le ministre des Habbous et des Affaires islamiques annonce la création d'un «Coran marocain», le «mushaf muhammadî». En jeu, l'apprentissage et la récitation du Coran selon la tradition marocaine dans sa fidélité à la Commanderie des croyants. «À travers la récitation orientale on apprend aux enfants à sortir du malékisme. Par exemple, quand on dit à un enfant: "On ne lit pas de cette manière, on s'arrête là et pas là", petit à petit ça touche à autre chose, c'est le dogme sans être le dogme. Voilà pourquoi notre but n'est pas de répandre le mushaf mohammadî, c'est autre chose : c'est politique, c'est l'extrémisme. Dans presque toutes les maisons du Coran au Maroc c'est la récitation orientale. Ils attirent les orphelins, ils leur donnent de quoi manger et puis ils leur apprennent le dogme wahabbite. Après, ils sont envoyés en Arabie Saoudite et puis ils reviennent comme des bombes !» Directeur de la Fondation Mohammed VI pour l'édition du Saint Coran Dès lors, chaque étape du processus de fabrication du Mushaf muhammadî va imbriquer tradition marocaine et attache au Palais royal. Le calligraphe et l'enlumineur sont ceux du Palais royal ; les clercs qui analysent la justesse du texte produit, choisis par le Palais ; l'édition du Coran ainsi recopiée, le Coran Zwiten, issu de la bibliothèque du Roi. Anouk Cohen raconte que calligraphes et clercs vont se disputer les détails de l'écriture et discuter de la forme des lettres entre la volonté de mettre en valeur le texte à travers une belle calligraphie typiquement «maghribi», d'une part, et la nécessité de la clarté et de la justesse de la récitation induite par le texte, de l'autre. De l'importance de la récitation Plus que le sens du texte qui prête peu à l'erreur, c'est la récitation du Coran, le réglage des arrêts de la voix, la durée d'une voyelle, son intonation qui est en jeu car elle se distingue, au Maroc, de la tradition orientale. Cette édition doit ainsi permettre le bon déroulement de la récitation du hizb. «Historiquement ancrée au Maroc la récitation du hizb n'est quasiment pas pratiquée au Moyen Orient où des musulmans rigoristes la qualifient de bid'a («innovation»). [...] Il arrive même que des imams refusent la récitation du hizb dans leur mosquée alors même qu'elle fait partie d'un programme spécifique de leur formation mis en place par le ministère.» Anouk Cohen Les enluminures choisies doivent, elles, créer une harmonie entre le texte et le lieu, la mosquée, en en reprenant l'esthétique traditionnelle. Là aussi, il s'agit de marocaniser le Coran, mais cela va bien au-delà car ces enluminures, comme la calligraphie ou la mise en page, jouent un rôle crucial dans la mémorisation par cœur du texte, le hifz, qui est plus pratiqué au Maroc qu'ailleurs dans le monde musulman. Celles-ci servent de support à la mémoire. «Mary Carruthers montre comment la mémoire ainsi disciplinée, entraînée et éduquée consistait en une transformation de la connaissance en expérience et permettait à une œuvre de s'institutionnaliser dans le langage et l'imaginaire des individus.» Anouk Cohen Le livre achevé, la Fondation Mohammed VI pour le Saint Coran l'édite chaque année à près d'un million d'exemplaires pour qu'il soit ensuite distribué dans toutes les mosquées du Royaume. Elle veut contrecarrer une pratique de plus en plus courante : le don de Coran aux mosquées car celle-ci favorise la multiplication des éditions de Coran, notamment orientaux. «Selon le recensement du ministère des affaires islamiques réalisé en 2006, près de 80 % des mosquées ont été fondées par un bienfaiteur. Depuis le nouveau décret voté en 2008, le mécène doit désormais demander l'autorisation avant d'ouvrir une mosquée et faire approuver le recrutement du personnel religieux qu'il est chargé de rémunérer.» Anouk Cohen En parallèle, la Fondation limite désormais la distribution au Maroc d'autres Corans que le sien. Ces derniers doivent obéir à des règles strictes d'impression et à tout un protocole d'importation particulièrement dissuasif. Au final, seuls les produteurs égyptiens et libanais dont les entreprises sont capables de concevoir des modèles inédits suivant les nouvelles règles du jeu ont pu continuer à exporter vers le Maroc. Une adoption dans la douleur Partout, la Fondation prône l'utilisation du Coran marocain. A la télévision et à la radio, des émissions sont consacrées à l'apprentissage de la récitation propre au mushaf mohammadî deux fois par semaine. Dans les écoles coraniques, dans les cours d'instruction islamiques, les classes d'alphabétisation destinées aux adultes au sein d'associations caritatives ou même les jardins d'enfants, les planches de bois traditionnelles ont disparu et les enseignants, parfois totalement amateurs, utilisent de nouveaux supports pédagogiques. Là encore, les autorités insistent pour que le Coran marocain soit utilisé. Mais face à la multiplication de ces lieux d'enseignement et dans leur refus d'aller à la confrontation, elles n'utilisent aucune coercition en dehors de visites de surveillance. Leur seul moyen de rétorsion : couper toute subvention publiques aux organisations qui recourent à d'autres éditions. De fait, le Coran marocain ne s'impose pas facilement tant enseignants et élèves, y compris dans l'Education nationale publique, se sont habitués à la graphie orientale. A force, elle est devenue un standard. Alors, le ministère de l'Education nationale a préparé un manuel scolaire d'apprentissage islamique en concertation avec la Fondation qui dispose côte à côte des extraits du mushaf mohammadî et leur équivalent dans l'édition standard, dans le but d'habituer le jeune public de croyants. «On ne peut pas imposer la calligraphie maroco-andalouse à quelqu'un qui n'écrit même pas bien ; la plupart des professeurs écrivent comme des Moyen-Orientaux. Donc on essaie de les habituer, comme ça l'élève pourra au moins lire le Coran chaque fois qu'il ira à la mosquée.» Directeur de département au ministère de l'Education nationale L'ensemble de ces actions relève de la nouvelle politique religieuse d'envergure menée à l'initiative du Roi pour détenir l'orthodoxie de référence suite aux attentats de Casablanca en 2003 attribués à l'influence croissante d'un islam rigoriste, wahhabite, promu par l'Arabie Saoudite. Ce programme politique nouveau, «encore tâtonnant», selon Anouk Cohen, défend l'exclusivité du rite malékite. Il s'apparente au dispositif mis en place par l'Arabie Saoudite elle même qui «assure une veille quotidienne pour imposer l'habitus wahabbite», pour reprendre les mots de la chercheuse. «Dans ce pays où l'orthodoxie de référence est au cœur des mécanismes de légitimation politique, l'effectuation de la prière, socle de l'islamité de l'individu et du groupe et de la cohésion communautaire, tient une place centrale dans la construction de la religion d'Etat. Le Maroc semble emprunter la même voie.» Anouk Cohen La revue : Gradhivia, Revue d'anthropologie et d'histoire des arts Depuis 2005, le musée du quai Branly reprend la publication de la revue Gradhiva. La revue représente un lieu de débats sur l'histoire et les développements actuels de l'anthropologie fondés sur des études originales et la publication d'archives ou de témoignages. Gradhiva privilégie aussi l'étude et l'analyse d'objets réels ou symboliques ainsi que des problématiques muséologiques et anthropologiques. Surtout, elle est ouverte à de multiples disciplines : l'ethnologie, l'esthétique, l'histoire, la sociologie, la littérature ou encore la musique. Elle s'attache enfin à développer par une iconographie souvent inédite et singulière une interaction entre le texte et l'image. L'auteure : Anouk Cohen Le livre, ses producteurs et ses usagers sont au centre de ses recherches. Après avoir étudié la fabrication (de l'auteur reconnu au vendeur de rue anonyme) des livres littéraires, pratiques, religieux, toutes catégories confondues, Anouk Cohen a souhaité resserrer l'analyse autour d'un seul livre : le Coran. Ses recherches actuelles examinent comment la multiplication et la diversification de ce texte placé au cœur des pratiques musulmanes s'articulent avec une modification du rapport des fidèles au Coran, à sa transmission et plus globalement à l'islam. L'ambition centrale de ses recherches est d'effectuer un décentrement par rapport à des questions compliquées et insolubles comme la croyance ou le sacré et de les aborder concrètement : par la pratique quotidienne, sensible et intime du Coran.