Le 16 octobre 2010, la chancelière allemande, Angela Merkel annonçait que le credo mulitkulti était un échec. Le samedi 5 février 2011, le premier ministre britannique, David Cameron faisait le même constat. Le 10 février, c'est le tour du Président de la République française, Nicolas Sarkozy. Vincent Geisser, chargé de recherche au CNRS en sciences politiques et sociologie à l'Institut de Recherches et d'Etudes sur le Monde Arabe et Musulman à Aix en Provence, en France, dénonce un faux débat porté par une vision régressive du multiculturalisme. Interview. Quelles est la définition du multiculturalisme? Vincent Geisser : Sans vouloir me faire le défenseur du multiculturalisme, cette conception de la société reconnait la coexistence pacifique de groupes culturels hétérogènes. Elle admet que pluralisme politique et pluralisme culturel sont compatibles dans le contexte de sociétés modernes. C'est une vision qui s'oppose à une perception unitariste de la société qui exige l'assimilation de toute diversité culturelle. Dans certains pays comme le Canada, le multiculturalisme renvoie aussi à une forme de régulation politique et institutionnelle à travers la pratique des 'accommodements raisonnables'. Nicolas Sarkozy a-t-il eu raison de parler du multiculturalisme dans le cas de la France ? Il s'agit d'un faux débat et le terme utilisé par Nicolas Sarkozy est très maladroit. En France, le multiculturalisme n'est pas une doctrine officielle. Il ne renvoie pas à des mesures ou des dispositifs législatifs spécifiques. Toutefois, on peut se demander s'il n'existe pas une forme de multiculturalisme sociétal qui n'est pas officiel mais qui s'exprime de facto. Aujourd'hui tout groupe social vit à l'intersection de plusieurs référentiels culturels. La société française est multiculturelle sans que le multiculturalisme soit reconnu, pour autant, comme idéologie officielle. Qu'implique, alors, l'usage de ce mot par le président français ? Par le passé, le terme de multiculturalisme était essentiellement employé par la gauche progressiste, notamment aux Etats Unis, aujourd'hui c'est la droite qui s'en saisit. Elle adopte une vision régressive et étroite de cette notion qu'elle associe plutôt à l'idée de multicommunautarisme. Parler de multiculturalisme, comme le président le fait, c'est penser la coexistence de plusieurs blocs culturels homogènes qu'il s'agirait de faire coexister. Sa vision se rapproche d'une conception multiethnique de la société. Nicolas Sarkozy veut faire croire qu'il y a différentes sortes de communautés et il crée implicitement une hiérarchie. Si l'on ne peut pas dire que le multiculturalisme est un échec - puisque ce n'est pas, selon vous, une volonté politique mais un état de fait -, l'intégration à la française aurait- elle échoué ? En dépit de l'existence de problèmes sociaux et économiques qui frappent les couches populaires de la société française (notamment celles issues des migrations maghrébines et africaines), la question de l'intégration apparaît comme un faux problème qui tend à surestimer les phénomènes liés à la différence culturelle et religieuse. Le problème n'est pas l'intégration des immigrés et enfants d'immigrés ni le multiculturalisme mais plutôt la discrimination dont ils font l'objet. Ils se sentent parfaitement français, mais ils ne sont souvent perçus, en retour, comme n'étant pas tout à fait français. Etre des Français à part plutôt que des Français à part entière. Pourquoi les dirigeants européens s'en prennent-ils au multiculturalisme ? C'est une bêtise, il n'y a en Europe aucun problème de coexistence des différentes influences culturelles. Les communautés ne s'opposent pas entre elles. Les Allemands devraient prendre des leçons d'Histoire. Dans l'entre-deux-guerres si l'on disait des Juifs qu'ils se comportaient mal, c'était parce que la société était devenue raciste. S'en prendre au multiculturalisme c'est inverser le problème. Si une partie de la société pense que l'on ne peut pas être Français et musulman c'est qu'elle a un problème d'identité propre face à la mondialisation. Quand on n'a plus confiance en sa propre identité, on trouve des dérivatifs, un bouc émissaire. Je pense que les dirigeants européens font une lecture 'ethnicisante' plutôt que socio-économique des problèmes actuels. N'y a-t-il pas, cependant, de phénomène de communautarisme en France ? On peut effectivement repérer au sein de la société française des expressions de communautarismes ethniques, religieux, sexuels... Mais ces communautarismes ne sont pas forcément exclusifs et incompatibles avec d'autres formes d'appartenance sociale. Un individu peut très bien se considérer juif, musulman, évangéliste, homosexuel... fréquenter des groupes communautaires quelques heures par semaine, tout en assumant pleinement sa citoyenneté française. Bien sûr, il existe toujours des excités, des puristes qui vivent une identité de façon exclusive, mais ils ne sont qu'une minorité et ne font pas le sentiment d'une communauté toute entière. Le débat sur la laïcité et l'islam voulu par Nicolas Sarkozy, si on l'abstrait de considérations électoralistes, peut il être positif pour la France ? Il n'y a pas vraiment de problème avec la laïcité en France. La loi de 1905 est un petit chef d'oeuvre ; elle a résisté au temps. Toutes les expressions religieuses ont intérêt a accepter cette loi car elle organise rationnellement et pacifiquement leur coexistence. Même si l'on accepte d'absoudre ce débat de préjugés électoralistes, on retombe forcément sur l'idée que les musulmans ne sont pas tout à fait français. En tant que chercheur, sociologue et citoyen, je pense qu'il faut boycotter ce genre de débat. Tout intellectuel doit s'abstenir de prendre part à des débats de ce genre qui viennent seulement ajouter de l'émotionnel dans le débat public. Cet entretien a été précédemment publié dans Yabiladi Mag n°5