Nacira Guénif était hier au SIEL de Casablanca pour débattre du racisme au Maroc. Yabiladi a profité de l'occasion pour interroger cette ethno-sociologue, professeure en Sciences de l'éducation, à Paris VIII, sur 'la journée de retrait' à laquelle de nombreux parents immigrés ont participé suite à la mise en place de "l'ABCD de l'égalité" en France pour promouvoir l'égalité homme-femme. Elle revient sur les enjeux profonds du débat. Yabiladi : Quelles ont été les conséquences de la journée du retrait qui a fait tant de bruit avant de disparaître des journaux télévisés ? Nacira Guénif : Il y a eu une seconde journée de retrait, beaucoup moins suivie que la première puis les esprits se sont calmés. Je crois qu'il ne faut pas lui donner plus d'importance qu'elle n'en a, elle reste un épiphénomène. Elle a été possible parce que le gouvernement avec l'ABCD de l'égalité, comme de coutume avec les politiques, a privilégié le coup médiatique à un travail plus discret et profond qui avait déjà lieu dans le système éducatif. Les enseignants travaillent depuis longtemps, à leur façon, pour promouvoir l'égalité fille-garçon et tout se passait bien. Pour eux, cette sur-médiatisation a été une véritable catastrophe. Elle a réduit tous leurs efforts à zéro ; elle a créé la défiance là où il n'y avait pas de problème. Quel enseignement tirer des vives réactions qu'à suscité sa mise en œuvre auprès des familles immigrées ? La journée du retrait révèle la montée en puissance de l'anxiété. L'existence de conflits raciaux, de tensions économiques, sociales profondes a trouvé un exutoire dans cette journée du retrait. Elle révèle la lente et inexorable désaffiliation de certains parents immigrés à l'égard de l'école. Ils ont de plus en plus de mal à croire que l'école accueillent encore avec bienveillance leurs enfants. Ce sentiment est fondé sur des expériences bien réelles : orientation à la baisse, carrières scolaires interrompues, zones scolaires 'prioritaires' ... Tout cela a donné à beaucoup de parents le sentiment de ne pas être dans le bon segment du système scolaire, du fait simplement de leur propre présence, eux, noirs, arabes, immigrés, dans ces écoles. Etre considérés comme la source du problème et en même temps développer des attentes vis-à-vis de l'école met les parents dans une position paradoxale intenable. Par conséquent, ils font profil bas, évitent d'aller discuter avec les enseignants où l'échange ne pourra pas être d'égal à égal. La journée de retrait est la conséquence ultime de cette posture de retrait. Pourquoi ces tensions sociales se sont-elles cristallisées sur la question de l'identité sexuelle ? Il ne faut pas oublier que pendant une longue période, dans la rhétorique républicaine, le dernier réfractaire au féminisme, le dernier violeur homophobe de la société française c'était le 'garçon arabe' [figure développée dans "Les féministes et le garçon arabe", en 2005, ndlr] Il incarne tout ce que la France abhorre. Il y a d'un côté la personne ouverte, tolérante, gay friendly, et de l'autre côté le violeur, homophobe, adepte du mariage contraint ... Depuis près de 20 ans, l'indexation de la civilisation se fait sur les mœurs sexuelles ; elles servent de critère de référence ultime. Cette figure du garçon arabe explique que l'identité sexuelle ait été totalement surinvestie. Dans la mesure où l'école a relayé ce discours obsessionnel sur les derniers réfractaires au féminisme, il est normal que les rumeurs autour de la théorie du genre qui devait prétendument faire des enfants des être asexués, ait cristallisé toutes les tensions pour aboutir à la journée du retrait. L'ABCD de l'égalité prend-t-il en considération l'origine des enfants à un moment ou à un autre, adresse-t-il un message particulier aux enfants d'immigrés ? Non, il ne dit rien là dessus. Aujourd'hui, plus on est dans l'anti-sexisme, plus on prête le flan au racisme. Lorsque l'on fait l'ABCD de l'égalité pour lutter contre le sexisme, que fait-on du racisme ? Les images employées dans l'ABCD sont totalement éculées et in fine font référence à une France blanche et chrétienne, très éloignée de la réalité contemporaine. De fait, il ne parle pas à tous. Pourquoi ne fait-il référence qu'aux rapports hommes-femmes, alors que preuve a été faite que les inégalités les plus fortes s'expriment en termes ethnico-raciaux. Quitte à faire un ABCD de «l'égalité» pourquoi ne pas y inclure le racisme ? Vous expliquez par ailleurs que les filles d'immigrés subissent une sorte de double peine : elles sont soumises, comme toutes les filles en France a un système patriarcal, d'une part, et d'autre part, il leur est sans cesse demander de «s'émanciper», comme si par nature, étant donnée leur origine, elles étaient plus «soumises» que les autres. A ce titre, les enfants d'immigrés ne sont-ils pas à double titre les cibles privilégiées des enseignements sur l'égalité des sexes ? Ce serait risqué de vouloir considérer les enfants d'immigrés comme le cœur de cible de la théorie du genre, justement parce que les arabes, les noirs, les musulmans sont considérés comme les derniers 'déviants sexuels'. S'ils étaient effectivement considérés comme le cœur de cible de ces enseignements par le système éducatif ce serait pour de mauvaises raisons, ce serait parce qu'ils sont considérés comme nécessairement sexistes et pas parce que les filles subissent cette 'double peine'. Le système scolaire enseigne l'anti-sexisme de façon normative, il n'est pas capable de parvenir à articuler anti-sexisme et anti-racisme. Pourquoi l'ABCD de l'égalité ne parvient-il pas à penser l'anti-sexisme et l'anti-racisme en même temps ? Comment pouvait-il en être autrement, finalement, quand quelques temps auparavant, le gouvernement avait publié la Charte de la laïcité qui stigmatise les musulmans ? La laïcité telle qu'elle est employée aujourd'hui est devenue la seule façon d'assurer l'égalité entre les hommes et les femmes parce qu'elle nous garde de la religion. Dans la logique actuelle, il faut introduire la laïcité entre l'objectif, l'égalité homme-femme, et sa cible, le 'garçon arabe'. Je pense que les destinataires de la Charte de la laïcité sont les musulmans, tandis que les destinataires de l'ABCD forment une population française abstraite et décolorée. Il faut parvenir à formuler un discours conjoint qui ne soit ni sexiste, ni raciste. Quelles seraient vos propositions pour parvenir à articuler l'anti-sexisme et l'anti-racisme ? Il ne faut jamais en rabattre sur la question du racisme, quand on parle sexisme. Il ne faut jamais en rabattre sur le sexisme, quand on parle racisme. A l'échelle nationale, il faut introduire dans la formation des professeurs des écoles la théorie du genre et le corpus théorique du concept de race. Si les enseignants ont des connaissances solides là-dessus, on aura formé des personnes qui auront compris l'intérêt de mettre ça en œuvre dans leurs enseignements avec les outils pédagogiques qui seront les leurs. Sans cela, on voit des enseignants qui se désaffilient, eux aussi, de l'école, qui ne veulent plus venir travailler, qui évitent les sujets qui fâchent en classe ...