Faut-il ou non introduire l'arabe dialectal dans les cursus scolaires ? La question divise le royaume. Eléments de réponse. Dans quelques semaines, le Conseil supérieur de l'éducation, de la formation et de la recherche scientifique (CSEFRS), présidé par Omar Azziman, devra se prononcer sur la place des langues dans les écoles marocaines. Et notamment statuer sur l'introduction du dialectal (la darija) dans les cursus scolaires, sujet hautement sensible qui divise profondément progressistes et conservateurs. Pour mieux cerner la faisabilité et les enjeux d'une telle « révolution », nous avons sollicité, sur une série de questions clés, l'avis de deux éminents linguistes marocains : Abderrahim Youssi, auteur de Grammaire et Lexique de l'arabe marocain moderne (éd. Wallada, 1992), et Khalil Mgharfaoui, professeur de linguistique à l'université Chouaïb Doukkali, à El Jadida. Pourquoi ce débat n'a-t-il lieu qu'au Maroc ? La dichotomie arabe classique/arabe dialectal a toujours existé et déchaîné les passions, répondent nos linguistes, surtout depuis le début de la Nahdha (« renaissance »), au XIXe siècle, lorsque des réformateurs musulmans ont pris conscience de l'arriération de leurs communautés face aux impérialismes conquérants. Mais le débat a tourné court dans la plupart des pays arabes. Un exemple parmi d'autres, cité par Abderrahim Youssi, fut le limogeage, au milieu des années 2000, du vice-ministre égyptien de la Culture Chérif Choubachy, coupable d'avoir rédigé un pamphlet au titre provocateur contre l'un des plus grands grammairiens arabes, Sibawayh (760-796) : Li Tahya al-Lugha al-Arabiya, Yasqut Sibawayh (« pour que vive la langue arabe, à bas Sibawayh ! »). Un neveu de Choubachy, Khaled al-Khamissi, jeune écrivain de talent, vengera son oncle en 2006 en publiant un ouvrage de récits en arabe égyptien intitulé Taxi, qui rencontre un énorme succès : plus d'un million d'exemplaires vendus. Au Maroc, le débat sur la réhabilitation de l'arabe dialectal est plus avancé, car, contrairement aux pays du Proche-Orient, qui sont arabes ethniquement autant que linguistiquement (à part le cas des Kurdes), l'arabité a investi un terrain berbérophone sans jamais le réduire, ménageant ainsi une diversité linguistique qui a permis de lancer le débat sur les langues. La darija est-elle la solution aux problèmes de l'enseignement ? « Je reste fermement convaincu, estime Abderrahim Youssi, que la langue maternelle ou communautaire est l'unique solution aux problèmes de l'enseignement, et cela dans toutes les communautés arabophones. S'échiner à apprendre aux enfants un médium que personne ne parle et qui est d'une complexité et d'un archaïsme inouïs est purement irrationnel ». Contrairement au vieil anglais, qui a évolué en anglais moyen puis en anglais moderne, ou aux langues romanes (italien, français, espagnol...), qui se sont délestées des formes latines complexes, la langue arabe a conservé ses formes morphologiques et syntaxiques d'origine. Mais les problèmes de l'école ne sont pas seulement liés à la question de la langue. Un rapport du CSEFRS publié le 10 avril révèle ainsi que l'augmentation substantielle du budget du ministère de l'Education nationale depuis 2000 (le tiers du budget de l'Etat) n'a pas empêché 5 millions d'élèves d'abandonner l'école entre 2000 et 2012. En cause : des méthodes d'enseignement archaïques, une gestion défaillante du corps enseignant et le préjugé, de plus en plus enraciné chez les élèves, selon lequel l'école publique serait l'école des pauvres. Faut-il utiliser la darija à l'oral ou à l'écrit ? La darija est déjà utilisée presque exclusivement sous sa forme orale dans les écoles et les universités. L'enjeu est désormais de la transcrire. Ce qui est tout à fait faisable, puisqu'on la retrouve depuis longtemps dans les messages publicitaires, les journaux, les livres... Et elle est de surcroît la langue dans laquelle les jeunes communiquent sur les réseaux sociaux. L'arabe dialectal obéit-il à des règles ? Il n'y a pas de langue sans règles, ni grammaire, ni lexique structuré. En témoigne le dictionnaire Colin, dont l'auteur, Georges Séraphin Colin, un linguiste français arrivé au Maroc en 1921, s'est intéressé à la "langue du peuple" et a décidé de la fixer par écrit dans un ouvrage qui donne un aperçu du patrimoine marocain. Plus tard, les travaux de la chercheuse Zakia Iraqui Sinaceur sur l'arabe marocain ont montré que ces règles existent, bien qu'elles ne soient pas encore consignées. Les linguistes estiment que le dialectal marocain a la chance d'être adossé à l'arabe classique, dans lequel il puise énormément de vocabulaire, ce qui permettra d'aller plus vite dans l'établissement d'une grammaire et d'une graphie, laquelle devra logiquement être en alphabet arabe. Lire la suite, et voir infographie, sur jeuneafrique.com