Si, jusqu'ici, le gouvernement tunisien de coalition, présidé par Youssef Chahed, ne cesse de s'attirer les foudres des partis de la gauche, essentiellement le Front populaire et des petites formations dont la représentation est plus que symbolique, il risque, cette fois-ci, de perdre son principal appui, celui du mouvement « Ennahdha » qui n'écarte pas l'éventualité de la formation d'un gouvernement de technocrates, neutre, censé conduire les affaires du pays et de piloter cette importante échéance électorale. La déclaration du président d'Ennahdha, Rached Ghannouchi, dimanche dernier à Monastir (centre-est), qui a tout à la fois surpris et ajouté une nouvelle couche au brouillard déjà ambiant, a suscité une sorte d'onde de choc et de questionnements sur le risque de voir le pays se plonger, à nouveau, dans une nouvelle crise politique à huit mois des prochaines élections législatives et présidentielles. Nombre d'observateurs se demandent s'il s'agit là d'une manœuvre politique pour déstabiliser le chef du gouvernement qui, dès l'annonce de la formation de son parti « Tahya Tounes » (vive la Tunisie), est de plus en plus perçu comme un sérieux concurrent, mais aussi paradoxalement comme un allié potentiel qui prendrait la place, le temps venu, de Nidaa Tounes, un parti en déconfiture. Force est de souligner qu'avec la perpétuelle reconfiguration du paysage politique et le jeu des alliances, qui se font et se défont au gré des circonstances et des calculs des uns et des autres, le pays est appelé à vivre un suspens époustouflant jusqu'au démarrage de la campagne électorale, voire même jusqu'à la proclamation des résultats d'un scrutin qui s'annonce indécis, plein de surprises mais avec, d'ores et déjà un vainqueur qui recueille les pronostics favorables des différents sondages jusque-là effectués. C'est dire que contrairement à 2014, les élections de 2019 vont démarrer avec un changement de fond en comble de la donne politique et des rapports de force. Les vainqueurs de 2014, en l'occurrence Nidaa Tounes, risquent d'être les grands perdants du prochain scrutin. L'entrée en lice d'un nouveau parti « Tahya Tounes » risque de chambouler et les alliances et les ambitions de certains partis politiques qui commencent à croire à leurs chances et à leur capacité à reprendre les rênes du pouvoir. En atteste, le dernier sondage publié en février courant par « Sigma Conseil » qui vient ainsi confirmer les bouleversements que pourrait connaitre le paysage politique dans le pays en fin d'année. Il montre que le mouvement Ennahdha arrive, pour les législatives, en tête des intentions de vote avec 33,3%, suivi par Nidaa Tounes (15,5%), le Courant Démocratique (10%) et le Front populaire (8,9%). Résultat : Face aux ambitions des uns, des craintes des autres, tous les acteurs semblent prêts à utiliser tous les moyens possibles, même ceux qui peuvent mettre à mal une stabilité politique, aujourd'hui fragile, voire même à provoquer une crise gouvernementale, en invoquant des subterfuges qui occultent manifestement des visées électoralistes. Même si le Chef du gouvernement a répété à satiété, depuis la formation de son gouvernement III, l'implication de son équipe à redresser l'économie, à poursuivre la lutte contre le terrorisme et la corruption et à considérer la réussite des prochaines élections comme une priorité, son appel ne semble pas être bien entendu. Le Chef du Gouvernement a subi, sans réagir, des tirs amis de la partie qui l'a soutenu à fond pour qu'il reste à la tête du gouvernement. S'exprimant en marge du congrès tenu dimanche dernier à Monastir pour la restructuration des bureaux du parti, le président du mouvement Ennahdha a affirmé que « le gouvernement reste en place jusqu'à preuve du contraire », soulignant que « la possibilité de le changer n'est pas exclue s'il existe un accord entre les principaux partis susceptibles de former un gouvernement électoral ou un gouvernement technocrate pour superviser les élections ». → Lire aussi : Tunisie: Prolongation de l'état d'urgence d'un mois à partir de mardi Une déclaration qui a suscité étonnement et des réactions mitigées. Des questionnements également sur le maintien du soutien d'Ennahdha qui s'était toujours opposé à une candidature de Youssef Chahed aux présidentielles, l'appelant à quitter le gouvernement pour pouvoir se lancer dans la course et qui voit d'un mauvais œil l'émergence d'un parti qui pourrait lui tenir tête. En effet, en dépit de la mise au point apportée le lendemain par le vice-président du mouvement Ennahdha, Ali Laarayedh, tout indique que l'alliance scellée il n'y a pas longtemps commence à présenter des fissures. Pour le vice-président d'Ennahdha, le mouvement soutenait le maintien du gouvernement actuel jusqu'aux prochaines élections, en tenant compte de la séparation des partis et de l'Etat et en assurant la neutralité de l'administration. Une mise au point qui ne lève pas tout le voile sur les véritables intentions du mouvement islamiste. Hormis Ennahdha, le gouvernement fait l'objet de tirs groupés de la part de nombreuses formations politiques. C'est particulièrement le cas du Front populaire qui n'y est pas allé des mains mortes, appelant à tous les instants à faire tomber le gouvernement. Il vient même de proposer aux partis politiques progressistes, aux organisations nationales, aux forces démocratiques et aux mouvements citoyens une initiative pour imposer la démission du gouvernement et son remplacement par un autre qui s'engage à instaurer un climat électoral sain en prévision des prochaines élections. Pour Mohamed Khaloaoui, membre du Comité central du Front populaire, « L'initiative du Front populaire s'appuie sur trois points : l'échec de la coalition au pouvoir à gouverner le pays et à garantir un climat favorable à des élections libres et transparentes et l'exploitation des capacités et des moyens de l'Etat pour créer un nouveau parti dirigé par le chef du gouvernement en place ». Même son de cloche chez le porte-parole du Front Populaire, Hamma Hammami qui, dans tous les meetings qu'il anime dans les régions du pays multiplient les appels pour «la formation d'un gouvernement capable de rétablir la confiance avec le peuple, de mettre un terme à l'effondrement du pays et de réunir toutes les conditions permettant de garantir le bon déroulement des prochaines élections». La députée du Courant Démocrate, Samia Abbou, adopte le même discours estimant que le gouvernement de Youssef Chahed est «un pur produit d'Ennahdha». Selon elle, l'intervention d'Ennahdha a permis à Youssef Chahed de se maintenir en poste et de former, ensuite, le bloc de la coalition nationale. Elle réaffirme même qu'Ennahdha a fait un nouvel allié à la place de Nidaa Tounes et que Youssef Chahed sera l'allié d'Ennahdha lors des prochaines élections, non son adversaire. L'ex-président Moncef Marzouki, enfin, ne rate aucune occasion pour orienter ses flèches à ses adversaires politiques, en avançant que « des gangs politiques gouvernent actuellement la Tunisie ». Pour lui, « El Harak (le nom de son parti) poursuivra sur la voie de la rupture totale avec l'ancien système, contrairement à la politique du mouvement Ennadha qui appelle à la poursuite de la coordination avec l'ancien système afin de préserver la stabilité du pouvoir ».