Le mouvement de boycott de quelques marques de produits de large consommation achève sa deuxième semaine d'affilée, sans montrer le moindre signe d'essoufflement. Les états-majors des entreprises touchées et leurs médiocres préposés à la communication donnent l'image d'un tireur aveugle qui ne sait de quel côté pointer le canon de son arme et gaspille vainement ses munitions, qui finissent même par lui retourner par ricochet. Pire fût le silence assourdissant du gouvernement, ponctué de quelques sorties individuelles médiatisées aussi hasardeuses que malheureuses. L'opinion des consommateurs marocains, qui renforce sans se substituer à l'opinion des citoyens, d'une génération (peut-être pas tellement) spontanée, vient de fêter le baptême de prise de conscience de son existence, donc de son influence. La tempête déclenchée par le mouvement de boycott de trois marques de produits de large consommation, né dans les limbes d'un monde virtuel façonné par la révolution digitale, provoque des dégâts pourtant bien tangibles dans le monde réel. Le Maroc est en train de connaître un profond changement de paradigmes sociopolitiques, une mutation qui s'opère d'une manière inaccoutumée, avec son lot de lutteurs anonymes et de cibles parfaitement identifiées. Il serait impertinent de prétendre déjà cerner les contours dudit mouvement de boycott, dans toutes les ramifications de ses enchaînements, mais il est déjà possible d'en dégager quelques pistes de réflexions, en en soulignant les faits saillants, tels que surmédiatisés. Quel tournant aurait pris la campagne de boycott sans les dérapages verbaux et autres sorties médiatiques ratées du responsable d'une entreprise touchée de plein fouet, il est vrai, par le boycott, de l'homme politique qui assume pourtant la lourde et honorable responsabilité d'argentier du Royaume, d'un ministre et richissime homme d'affaires qui dirige également un parti politique et d'une députée aux engagements politiques versatiles ? Il est légitime de se demander s'ils n'ont pas versé de l'huile sur le feu, sachant que le mouvement de boycott s'est amplifié en se nourrissant desdites erreurs de communication. Ils ont, en tout cas, conforté leurs détracteurs dans leurs accusations de mépris envers leurs concitoyens-boycotteurs. Lamentable gestion de crise Ainsi, ce qui aurait pu être contenu en un simple désaccord à régler entre les fournisseurs des produits boycottés et leurs consommateurs a donc fini par tourner en un affrontement verbal sur la place publique, un camp usant de son accès privilégié aux médias classiques, l'autre trouvant largement écho sur les réseaux sociaux. Comme tout affrontement est synonyme de radicalisation, les salves de propos désobligeants tirés sur les boycotteurs par des personnalités distinguées, dont on est normalement en droit d'attendre un minimum de tact, n'ont eu pour autre effet que de renforcer la volonté des boycotteurs de persister dans leur mouvement, voire stimuler l'élargissement du boycott, par solidarité de classe. Ce n'est pas sans rappeler que l'origine du mot boycott est celle de l'histoire de l'entêtement arrogant d'un Comte anglais, propriétaire de terres agricoles en Irlande, et de la déconvenue d'un ancien capitaine de l'armée britannique, Charles Cunningham Boycott, administrateur des terres dudit Comte anglais. Ce dernier fût chargé de soumettre des fermiers irlandais à la volonté de son employeur, en procédant à l'expulsion des plus récalcitrants, quand ceux-ci réclamèrent une réduction temporaire du loyer, et ce, en raison de piètres récoltes dues à une mauvaise saison agricole. M. Boycott fût, alors, mis en quarantaine par la population et, en conséquence de quoi, ruiné. Le Comte anglais autant que la population furent privés de toute une moisson, que ces derniers avaient choisi de sacrifier plutôt que de plier. Comme quoi, prendre les petites gens de haut et s'imaginer qu'on peut les contraindre peut s'avérer absolument contre-productif. Echec des communicateurs Bien des professionnels de « la com' », aux services semble-t-il aussi forts onéreux qu'improductifs, devraient profondément méditer sur leur degré de déconnexion par rapport au vécu quotidien du commun des citoyens. Ceux en charge de prendre soin de l'image de marque des entreprises aux produits boycottés viennent d'étaler au grand jour leur tragique incompétence, et ce, par incapacité de comprendre les boycotteurs et se mettre dans leurs peaux, d'une profonde méconnaissance de leurs modes de vie et de pensée, éventuellement aussi par mépris. Bardés de diplômes et gavés de gros salaires, ils ne s'en sont pas moins révélés totalement détachés des réalités, dédaigneux envers les académiquement moins titrés et/ou socialement moins bien lotis, convaincus de pouvoir leur faire passer des vessies pour des lanternes grâce aux dernières techniques de storytelling (méthode de communication basée sur la technique d'une histoire à raconter). L'interaction entre les mondes virtuel et réel, élargie aux champs du militantisme civil et politique, offre, cependant, autant de perspectives d'action dans le sens du progrès qu'elle est porteuse de graves menaces à la cohésion de la société, inhérentes à la logique propre à un monde artificiel construit en briques de logarithmes. Le storytelling (la narration d'un conte) finit par prendre plus de poids que les faits avérés, que l'on ne cherche même plus à connaître. Cette grave psychopathologie ne devient suffisamment perceptible, malheureusement, qu'une fois son stade final atteint, c'est à dire quand les conteurs finissent par croire en leurs propres contes et réagissent violemment quand la réalité vient frapper à leurs portes. Le cas des communicateurs ne sachant pas communiquer et des ministres qui ne savent pas tourner leurs langues sept fois avant de parler en est une parfaite manifestation. Les boycotteurs, grisés par leur succès, peuvent également en être affectés, s'ils viennent aussi à en oublier les réalités. Quand on se rend compte de son état de dé-corporation avancé, il est déjà trop tard pour rentrer dans son corps en remettant pieds sur terre. Limites du journalisme dans sa conception classique Les réseaux sociaux et plates-formes de partage vidéo, en tant que vecteurs privilégiés des médias alternatifs, constituent les sources dominantes auprès desquels s'informent les boycotteurs. Le sujet du présent article n'est pas de s'attarder sur la véracité ou pas des « nouvelles » diffusées, mais plutôt d'en questionner la crédibilité auprès de leurs usagers. Tout citoyen militant pour le boycott a pu s'ériger, de la sorte, en journaliste-reporter occasionnel, alimentant réseaux sociaux et plates-formes de partage vidéo en « nouvelles » et « reportages » sur le déroulement du mouvement. Les faits vérifiés côtoient les rumeurs les plus farfelues sur les réseaux sociaux, les unes chassant les autres sans grande gêne apparente des usagers, qui se contentent de « liker », « partager » ou même « disliker » au gré de leur humeur du moment et de la narration qui conforte le plus leur croyance. Les médias classiques, tenus par la loi de présenter les preuves de ce qu'ils publient, n'ont pas accompagné le mouvement du boycott depuis son lancement, mais l'ont plutôt suivi tardivement, une fois qu'il était bien évident que ce qui a émergé dans le monde virtuel des réseaux sociaux avait bel et bien impacté le monde réel. Mea-culpa d'un journaliste professionnel, non seulement pour avoir failli à voir venir cette déferlante populaire, tout en étant pourtant parfaitement conscient que sa substance était en train de se densifier jusqu'à atteindre la masse critique, mais également pour avoir peiné à en assurer le suivi, le mode d'action adopté par les boycotteurs ne correspondant pas au schéma de pensée et d'action classiques. Absence d'épicentre du mouvement de boycott ou de localisation quelconque, pas de structures et de leaders clairement identifiés, pas de communiqués (les commentaires et autres posts sur tweeter ne pouvant être considérés comme tels), pour un journaliste à l'esprit formaté par les cinq questions-clés (qui, quoi, où, quand et comment), essayer de cerner ce mouvement de boycott pour un écrit journalistique respectant les règles de la déontologie, c'est comme tenter de naviguer en haute mer sans boussole, ni compas. Répercuter des rumeurs n'est sûrement pas professionnel, mais ignorer un mouvement populaire d'une telle ampleur est un manquement au devoir. Il va falloir s'adapter aux nouvelles formes d'interactions sociales pour pouvoir assurer au mieux la mission de s'informer pour informer et une reformulation des règles déontologiques qui encadrent la profession de journaliste. Attaque en essaim d'abeille Gene Sharp, politologue américain auteur d'ouvrages de référence traduits en plusieurs langues, également surnommé le Machiavel de l'action non-violente, n'aurait pas manqué d'applaudir la stratégie adoptée par les boycotteurs marocains. Deux comptes facebook anonymes lancent un appel au boycott de trois produits de large consommation, dont les prix ont été dénoncés comme surévalués, l'onde de propagation s'est amplifiée sur les réseaux sociaux, en gagnant en intensité, et voilà un séisme de forte magnitude sur l'échelle des valeurs de la Bourse de Casablanca qui fait vaciller chiffres d'affaires et cours des actions des grandes entreprises dont les produits ont été ciblés. Imaginez la scène. Des facebookeurs et youtubeurs militants pour le boycott, chacun confortablement installé devant son écran d'ordinateur ou de smartphone, décochent leurs flèches, à distance de sécurité, contre les grandes entreprises dont les produits ont été boycottés et leurs dirigeants, assurés de porter préjudice à leurs cibles sans avoir à en subir les conséquences. Chacun pris tout seul ayant peu de chance de se faire entendre, ils font bloc. « Faire bloc pour se faire entendre » ne se fait plus, toutefois, comme avant, quand il fallait s'exposer physiquement et massivement dans la rue. C'est, désormais, possible d'y parvenir sans crainte de se faire rosser par les forces de l'ordre pour troubles à l'ordre public. Federico Mayor, ancien directeur général de l'UNESCO, a appelé ce nouveau genre de manifestation « la participation sans présence ». Forme pensée collective Le boycott, qui a germé en tant qu'idée dans l'esprit de quelques personnes, bien ou malintentionnées, on n'en sait pour l'instant strictement rien, a commencé à prendre consistance dans le monde virtuel grâce à tous ceux qui ont cru au mouvement et l'ont porté, en diffusant l'appel autant sur les réseaux sociaux que dans leur entourage « palpable ». En chercher les initiateurs ne sert plus à rien. Devenu une forme de pensée collective, le boycott a acquis, désormais, son autonomie existentielle, et ce, dans le monde réel. Un égrégore auquel on adhère ou que l'on dénigre, qui a ses règles, ses défenseurs, ses adversaires et ses traîtres. « On » l'a créé de toutes pièces et l'on s'y réfère, désormais. Il traduit, néanmoins, une double prise de conscience. Celle des citoyens de leurs poids en tant que consommateurs, celle des consommateurs de leur poids en tant que citoyens. L'appel au boycott (réaction de consommateurs de dénonciation de la cherté des produits boycottés) ayant été lancé au nom du « peuple » (expression d'affirmation des droits des citoyens). C'est une prise de conscience de classe, dans un sens marxiste dévoyé, les consommateurs remplaçant désormais les travailleurs à l'avant-garde de la dynamique de transformation sociale. Le boycott regroupe dans un même élan classe moyenne inférieure, grande consommatrice des produits boycottés, et classe défavorisée, qui espère bien ainsi devenir également consommatrice régulière desdits produits, par réduction de leurs prix. Alliés des boycotteurs tout aussi inattendus que le boycott lui- même, les MRE, qui participent à la campagne par solidarité et à leur manière, stimulant la campagne par la comparaison des prix pratiqués au Maroc à ceux dans leurs pays d'accueil. Too big to fail Même la théologie a été appelée à la rescousse de la campagne de boycott. Si le Prophète (Salut et Paix sur Lui) a été on ne peut plus clair concernant la fixation des prix, dans un hadith rapporté par Tirmidhi, qualifié d'authentique, « C'est Allah qui le fait », a-t-il répondu à ses compagnons qui lui demandaient de tarifier les produits, dans un contexte similaire de cherté du coût de la vie, il a également enjoint, et pas ordonné, de boycotter les produits que les gens trouvent trop chers, dans un autre hadith, rapporté par Abou Daoud et Tirmidhi, authentifié par Al Albani. Il s'agit, tout simplement, de faire jouer la loi de l'offre et de la demande, toute restriction de cette dernière face à une profusion de la première ne pouvant qu'entraîner, à terme, un recul des prix. La liberté de marché, c'est autant en faveur du vendeur que de l'acheteur. Face à l'argument de la préservation de l'emploi des salariés des entreprises ciblées, tout à fait légitime soi dit en passant, avancé par les pourfendeurs du boycott, ses défenseurs tiennent le même langage que certains responsables d'entreprises affectés à la gestion des ressources humaines et formés aux techniques managériales anglo-saxonnes ; « on ne fait pas d'omelettes sans casser d'œufs » ! De mauvaises langues rappellent, sur un ton docte, qu'il en est ainsi dans un système libéral, des entreprises réussissent et accroissent leurs parts de marché, pendant que d'autres périclitent et disparaissent, faute d'avoir su s'adapter aux changements et nouvelles attentes du marché, que tout compte fait, c'est dans l'ordre naturel des choses. Il en est même pour rappeler que le principe du « too big to fail » (trop gros pour faire faillite), appliqué par les autorités américaines à leurs grands établissements bancaires gavés de produits financiers « toxiques », sauvés sur fonds publics suite au crash de 2008, est contraire à la doxa libérale et relève plutôt du capitalisme de connivence. Il faut croire que l'américanisation du mode de penser et la baisse du sentiment d'empathie qui lui est subséquente a non seulement reconfiguré les stratégies de pouvoir d'une bonne partie des élites économiques et politiques, mais également impacté la psychologie collective des autres classes de la société. Singulière manifestation de l'effet boomerang, après accumulation exponentielle de l'énergie de la frustration. La question du pouvoir Au-delà des considérations précitées se pose, suite à ce mouvement à finalité socioéconomique, la question du pouvoir. Une entreprise qui détient une position quasi-monopolistique sur un marché n'a, en fin de compte, pas plus de pouvoir sur ce marché que celui que lui accordent les consommateurs qui acquièrent volontairement son ou ses produits. Qu'ils viennent à s'en détourner et ce pouvoir disparaît, instantanément, tel un mirage, ce qui prouve d'ailleurs sa nature intrinsèquement illusoire. Il en est de même d'un gouvernement, qui ne doit jamais oublier qu'il a été porté à la tête du pouvoir exécutif par les citoyens, pour les servir et non les asservir. Des citoyens qui n'exercent pas le pouvoir politique mais n'en possèdent pas moins les clés de sa légitimité. De toute évidence, il est temps de procéder à un renouvellement dans la manière de concevoir et mener l'action politique, tenant compte de la nouvelle dimension créée par le cyberespace, qui a profondément modifié la perception des notions du temps (accélération de la célérité de diffusion de l'information) et de l'espace (ce qui se passe ailleurs, on peut l'apprendre et même le voir en instantané, comme si on y est). La contraction de l'espace-temps est une révolution dans les affaires sociales, économiques, culturelles qui ne manque pas de remodeler l'action et le champ politiques. De toute manière, avec des hommes politiques sourds-muets ou malpolis qui squattent au gouvernement, des responsables d'entités privées qui éructent en plein écran leur mépris des consommateurs mécontents des prix de leurs produits, avant de présenter leurs plates excuses, le lait a toute les chances de cailler en attendant qu'une solution acceptable pour tous soit trouvée. Ahmed NAJI