L'esthétique d'une peinture entre réalisme et abstrait de force picturale brute et impulsive (...) La question que pose, en balayant l'atelier, la femme de ménage de l'artiste, est le commencement même de toute esthétique. La femme de ménage du sculpteur du paléolithique supérieur constate que l'épouse de l'artiste est une grande belle fille aux seins bien accrochés, au ventre musclé et plat de chasseresse, et que la statue qu'il façonne fait surgir une énorme génitrice aux seins énormément gonflés de lait, au ventre énormément fécondé de vie, au sexe disproportionné, aux fesses gigantesques. « Où est-ce qu'il va chercher tout ça ? se demande-t-elle. Claude Roy L'art à la source, t. II. Refus des canons classiques La peinture aujourd'hui, de par le monde, y compris au Maroc, refusant par essence les canons traditionnels, cherche par tous les moyens à s'inscrire dans une mouvance contemporaine ; et, comme nous le savons, la mise en crise des principes esthétiques traditionnels qui sous tendent toute définition et jugement esthétique de l'oeuvre d'art au sens classique du terme est le propre de l'art contemporain, allant de la représentation figurative à la notion de création elle même. Si jadis l'art est tout ce qui est produit par l'artiste, et que l'artistes est toute personne qui se dit capable de produire des œuvres d'art, ce qui hélas est souvent le cas au Maroc ; force est de constater qu'aujourd'hui, cette idée s'avère caduque et vide de sens. Ce, depuis que Marcel Duchamp à outrageusement transgressé les règles artistiques classiques en faisant hisser au niveau d'œuvre d'art sa fameuse « fontaine » urinoir ! Ceci étant, qu'en est il alors de la contemporanéité esthétique transgressant, des œuvres de A. Karmadi, exposées sous le thème Face à Face, à la galerie de la Banque Populaire à Rabat du 20 octobre au 06 janvier 2018 ? Formation et style Pour répondre à une telle question, il est nécessaire de rappeler ici que A. Karmadi a reçu une formation académique des plus rigoureuses. Il a eu comme maîtres de grands peintres et pédagogues. Il a été en effet, disciple, entre autres, à un niveau scolaire, de A. Ben Dahmane, et à un niveau supérieur et professionnel de B. El Heyani, F. Bellamine et A. Méliani, peintres marocains de talents, dont il a appris et maîtrisé les règles académiques et plastiques, le graphisme, le dessin, les astuces techniques, la composition et autres secrets. Et, bien entendu s'ajoute à ces grandes figures de la peinture marocaine, ses sources d'inspiration nombreuses qui demeurent secrètes pour l'artiste mais évidentes, si l'on cherche à « disséquer » ses œuvres, à savoir F. Bacon A. Giacometti, pour ne citer que ceux-là, grâce aux différentes similitudes conceptuelles, techniques et ou de styles que révèle sa peinture particulièrement avec le dernier. Ombre et soleil De ces maîtres, nationaux et internationaux donc, et de bien d'autres encore, il s'est forgé un style personnel puissant, partagé entre un mélange subtil d'abstrait et de figuratif dont il soigne et cultive le traitement des silhouettes de personnes, de visages, à lecture ouverte, énigmatiques, souvent effacés et mystérieux, exécutés avec de larges touches ou effacés à même avec un chiffon. Et, d'une manière plus poussée, il exécute des mains élaborées avec un réalisme qui nous rappelle curieusement les œuvres d'A. Dürer. Les toiles, presque toutes, sont traitées avec des couleurs essentiellement foncées à la limite de la monochromie si ce n'est l'introduction savante de subtiles touches colorées ici et là, selon une habile stratégie visuelle, très usité chez A. Giacometti. C'est donc par un savant traitement spatial, matérialisé par un jeu de présence absente et d'absence présente selon une alternance d'effacement et de surgissement de détails de visages, de mains et autres détails du corps travaillés à la perfection stylistique, que la composition globale de ses œuvres est investie. Ainsi, L'essence de chaque toile est construite selon une émergence de personnages autonomes pour disparaître comme par enchantement dans un fondu subtil de gris aériens. Cependant de tous ceux qui furent ses maitres et de tous ceux dont il puise ses inspirations, c'est incontestablement de A.Giacometti qu'il hérite l'essentiel de sa démarche picturale. Ne pas oublier aussi qu'il est né d'une Mère artiste autodidacte, Rahma Laarossi, dont les œuvres s'inscrivent dans l'art brute pour ne pas dire naïf, et qu'il a grandit dans une famille d'artistes Peintres. A. Karmadi lui même pédagogue, s'est effrayé un long chemin et forgé un style personnel digne des grands artistes de son temps, où le plastique et le technique témoignent d'une extraordinaire maitrise graphique et picturale. Ses œuvres sont élaborées selon des actes picturaux brutes et impulsifs, une démarche qui s'avère contraster étrangement avec toute une grâce et un rare raffinement technique et esthétique qui se dégagent des ses œuvres qui se veulent achevées dans l'inachevé. Les œuvres de cette exposition, témoignent d'un travail sous forme d'essais, de recherches, de questionnements, indéfiniment réitérés, comme pour capter, saisir, et évaluer une préoccupation esthétique fugitive qui le préoccupe et l'obsède. Démons et muses A. Karmadi, n'est pas ici à sa première exposition, mais avec celle-là il arrive à une période plus mature qui représente pour lui un nouvel univers. Un univers où il combine l'abstrait et le figuratif, ce qui peut être considéré comme une synthèse inspirée à la fois par ses démons et de ses muses, qui résume les expériences et les connaissances antérieures. Cette synthèse partagée entre abstraction et figuration est source, pour lui, de génération d'expériences nouvelles. L'artiste cherche à confronter son art à de nouvelles sensibilités esthétiques que son intellect lui dicte, et à l'idée qu'il est possible de regarder, à raison, derrière soi, autour de soi, devant soi, sans nostalgie, sans complexe, d'une période passée, présente ou future. En effet, l'artiste, en fin de compte, est libre de re-prendre là où il en a envie, là où ses muses l'attendent en tant qu'élément actif pour construire une nouvelle expression, une nouvelle esthétique. On affirme que lorsqu'un artiste malade extériorise ses hallucinations, on dit de lui qu'il est inspiré, alors qu'un créateur digne de ce nom comme A. Karmadi, se donne pour tâches de permettre l'irruption de nouvelles expressions, lesquelles font œuvres : et c'est cela, à mon sens, exprimer et créer. Ce qui intéresse superficiellement A. Karmadi dans sa démarche abstrait/figuratif c'est la possibilité de travailler sur l'image conceptuelle des choses, ce qui ne signifie pas représenter. Ses personnages n'évoquent pas seulement une simple image mais l'idée d'un personnage. L'artiste n'est pas intéressé par la représentation de l'être humain stricto sensu, mais par la puissance qu'infuse l'image du personnage dans le mentale de l'être humain. Il rejoint en ce sens les peuples primitifs, et par la force des choses, l'esprit de l'artiste Rahma Laarossi, sa mère, et tous les producteurs d'oeuvres chez qui l'expression la plus originelle est toujours très symbolique. Obsessions L'œuvre de A. Karmadi est l'une des plus singulières parmi les artistes de sa génération. Sa constance, l'intensité de sa démarche et sa souveraineté, le placent dans le rang des dignes héritiers de la grande tradition de la peinture au Maroc. Il crée des tableaux qui répondent très justement à cette conception. Avec l'énergie et le goût de l'aventure qui le caractérisent, il a su accorder sa transhumance particulière à son plaisir de peindre, hors des modes, simplement, en toute liberté. Cette exposition, montre au public et à ceux qui suivent l'artiste de plus près, une certaine discontinuité dans la continuité et une continuité dans la discontinuité de ses œuvres, de ses thèmes fétiches et de ses obsessions quasi permanentes. Le visage, le corps, les mains, une certaine position de s'asseoir, une attitude qui témoigne de la noblesse, de majesté et de respect, bref la représentation charismatique, l'obsède, traumatise sa psyché, l'inspire, occupe une part importante dans ses œuvres dont il défie leur représentation technique, plastique et expressive. Sa peinture témoigne d'une quête inlassable, quasi obsessionnelle voire désespérée d'aboutir à une représentation à lecture esthétique, technique, symbolique universelle de visages et de personnages avec la singularité de son, ses modèle (s), qui incarnent et relatent avec brio, quasiment tous, l'esprit sobre, élégant, voire le charisme et la majesté du personnage, comme d'un roi sur le trône. L'extrême charisme. A. Karmadi par un style, son style, fait dans la simplicité, semble tenter le grand écart entre la représentation et le réel inconnu qui l'obsède, avec le sentiment, exprès ou pas, de ne jamais parvenir à restituer ce qu'il voit, imagine, idéalise..., d'où la parenté du répertoire stylistique de ses peintures ici exposées. Ce qu'il y a de merveilleux dans les œuvres de A. Karmadi, c'est montrer autant avec si peu et ce qui est fascinant dans sa personnalité, c'est qu'il n'a aucun dogme, il ne profère jamais de certitudes, ses œuvres expriment un questionnement ouvert qui demeure permanent. Voilà bien qui assure la pérennité d'une démarche picturale, la sienne. Esthétisme Pour bien saisir l'esthétique de l'œuvre de l'artiste, une dissection superficielle s'impose comme une évidence. En effet, à percer le secret de ses personnages à visages inquiétants, qui nous interpellent, à s'y arrêter, à les méditer profondément et y revenir ensuite, encore et encore, que soudain un sentiment d'apparition nous saisi en mobilisant et en remettant en cause notre perception et sens esthétiques. De ces visages effacés surgissent une multitude de portraits plausibles. Du cœur de ses expressions picturales traitées tantôt avec de larges coups de brosses comme c'est le cas dans les œuvres de certains de ses anciens maitres et ou sources d'inspiration, ou encore de détails graphiques ahurissants que surement certains autres de ses maitres, lui auraient jadis prodigués le secret. Ce sont là des qualités qui nous saisissent et travaillent de l'intérieur et déclenchent dans notre subconscient une perception esthétique nourrie à la fois par un concret et un imaginaire indéfiniment renouvelés. Davantage encore, chez A. Karmadi, tout, comme dans l'art contemporain d'une manière générale, la création artistique s'avère travailler aujourd'hui sur des niveaux profonds de l'esprit. Certes, dans les œuvres de cet artiste il n'y a pas de sujets religieux, mais quelque chose de sacré s'y dégage, telle une épiphanie de visages, arrachées au néant. Et, si le peintre a retenu le noir et une gamme de gris dans sa palette et presque pas de couleurs, c'est justement pour faire surgir, paradoxalement, la lumière. Le visage souvent effacé se révèle sous une gamme foncée de gris et de noires judicieusement assemblés, une révélation qui revient sans cesse dans ses oeuvres à la fois enténébrées et éblouissantes. Ce sont là des portraits de personnages, des détails presque impossibles qui ne peuvent capter autrui de façon définitive mais toujours soumis à une vibration, une émotion et une intrigue. Des personnages et des têtes qui se veulent universels à partir du singulier, dont la matrice commune est nourrie essentiellement par des postures charismatiques et comme sa source d'inspiration obsessionnelle et fidèle complice de la quête incessante et infinie. Cela tient, certes, d'une nouvelle radicalité plastique, d'une façon autre de travailler, au service d'une œuvre continue et discontinue, réaliste mais non descriptive. A. Kermadi, pour créer, transgresse volontairement l'acte pictural traditionnel, crée des transparences, des contrastes, des formes, des couleurs même extrêmement rares, à chaque fois renouvelés et plus vivantes, car pour lui, l'oeuvre n'est achevée que lorsqu'elle forme une unité vivante et intense à regarder. « C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche » affirme Pierre Soulages. Il en va de même pour l'artiste A. Karmadi. Par Larbi AMHAMDI (Plasticien designer Docteur en esthétique et sciences de l'art, Professeur de l'enseignement supérieur)