[...] En tant qu'ancien militant du Parti communiste marocain et que membre d'une minorité en voie de disparition du territoire national, son œuvre aurait pu être davantage marquée par la référence à l'Histoire. Au contraire, [...] son écriture contournait ce danger de la référence en se déréalisant à travers une scansion poétique et allégorique s'ouvrant sur l'universel. C'est justement cet universel qui est décliné et rejoué à travers les nombreux articles et entretiens qui présentent un intérêt tout particulier pour la peinture, les lieux, la lecture (1). Cependant, la multiplication du paratexte n'est pas une redondance reprenant les mêmes thématiques que dans les textes romanesques. Ces nombreux fragments d'une pensée évolutive, presque inquiète, tant est perpétuel son dialogue avec celle des autres, dénotent une culture humaniste doublée d'une sensibilité d'esthète; la centralité de la fiction est soulignée comme le salut de l'œuvre littéraire: [...] J'ai pensé au texte de José Angel Valente : le poète est un simulateur. C'est un thème intéressant à exploiter, ça permet de libérer l'acte littéraire et par conséquent ce qu'on est appelé à en dire; redonner à la littérature cette liberté qu'elle risque de perdre, y compris dans ces entretiens (2). Est-ce à dire que la fiction altère même le métadiscours ? Tout tend à l'indiquer. Si le commentaire de l'œuvre n'est plus fiable, frappé qu'il est du sceau de la simulation, comment situer l'auteur ? Il semble que dans cette rhétorique subtilement ironique qui consiste à affirmer comme mystification le discours qui est censé éclairer l'œuvre, El Maleh déstabilise une fois de plus les frontières génériques: non seulement la fiction folâtre, sans jamais succomber, avec l'autobiographie et l'histoire, mais le commentaire lui-même se désigne comme simulation. Cette extrême liberté prise avec les genres répond chez El Maleh tantôt à un rejet de « la biographie cadavrophage 3 », tantôt au refus de toute conceptualisation théorique 4. Le vertige de la simulation généralisée auquel nous convie l'auteur, n'est-il pas en rapport avec le soupçon qui pèse sur le langage lui-même et la menace de mort que contient tout acte de nomination ? Le désir se nourrit de la fuite de son accomplissement et c'est sans doute là le lieu initial de la subversion maléhienne. Le philosophe Miguel Abensour en parle dans ces termes: [...] C'est dans l'élément de l'écriture qu'E. [A.] El Maleh a mené une expérience singulière de la subversion. Pour lui écrire c'est subvertir 5. Et d'ajouter: Mais d'où vient cette force de subversion? E. A. El Maleh n'ignore nullement cette question et sans aucunement « sociologiser », il nous oriente vers une voie, à première vue étonnante, mais qui nous rappelle que l'auteur lors de son Parcours immobile a rencontré Walter Benjamin et ses thèses sur le langage, Emmanuel Levinas et bien d'autres encore. De là une réponse sans équivoque. L'écriture a nécessairement à voir avec le Livre, à l'origine des trois grandes religions monothéistes 6. Mais comme le souligne M. Abensour lui-même, il ne faut pas donner de sens théologique à cette relation au Livre. On dira plutôt que l'écriture maléhienne renoue avec l'absolu et l'indicible à la réserve du religieux, sauf à voir dans ce dernier une inclination au mystère du signe. La même ambiguïté affecte la conception que l'auteur présente de son identité, qu'il définit de manière significative par l'expression de «juif oxymoron 7 ». La séduction de la figure de l'oxymore est très présente chez l'auteur, que ce soit à travers le titre même de Parcours immobile, qu'il commente en mettant en avant cette figure du contraste 8, ou à travers ses figures rhétoriques préférées 9. Arabe juif ou juif arabe, Marocain juif ou juif marocain, des appellations qui semblent anodines, mais qui portent en elles toutes les charges de conflits identitaires, tus ou avoués, et entre lesquels El Maleh n'a pas envie de choisir. À l'identité fixe et meurtrière, il préfère le lieu inquiet de l'oxymore, avec ses paradoxes, ses contradictions, ses ambiguïtés 10. Qu'elle soit de commentaire ou de fiction, toute page écrite interroge, s'adresse à chacun, indifféremment de manière «irresponsable », autrement dit « qui ne répond pas ». Là réside la liberté de celui qui écrit, mais aussi la liberté de celui qui lit. * Cet article est extrait de la thèse de doctorat de Touriya Fili- Tullon, Figures de la subversion dans les littératures francophones et d'expression arabe au Maghreb et au Proche-Orient, des années 1970 à 2000 (R. Boudjedra, A. Cossery, E. A. El Maleh, E. Habibi et P. Smail), Paris III. (Note A. B) 1- Hormis ses collaborations avec Le Monde des livres, El Maleh a écrit un certain nombre de textes sur Mohamed Khair-Eddine, Jean Genet, Juan Goytisolo, José Angel Valente, etc. Ces textes ont été réunis dans Jean Genet: le captif amoureux, et autres essais, puis dans Le Café bleu, Zrirek. 2- Marie Redonnet, Entretiens avec Edmond Amran El Maleh, p. 93. «Ces entretiens» sont ceux-là mêmes qui font la matière du livre. 3- Parcours Immobile, p. 68. 4- El Maleh souligne fréquemment son allergie aux « distinctions », au «jeu d'identifications classiquement instaurées », qu'il taxe de «rites identificatoires» et de «superstition des genres», cf. «Contre interrogation », in Le Café bleu, Zrirek, p. 32. 5- Marie Redonnet, Entretiens avec Edmond Amran El Maleh, op. cit., «Hommage à Edmond Amran El Maleh » (textes prononcés à l'Institut du Monde arabe, le 23 novembre 2000), p. 214. 6- Id., p. 217. El Maleh confirme cette analyse dans ses Entretiens avec Marie Redonnet, cf. la section p. 126-129 du chapitre intitulé «Le parcours de l'œuvre ». 7- Id., particulièrement le chapitre qui porte cette formule comme titre, p. 85-88. 8- Parcours Immobile, « Préface» à la réédition en 2000, p. 8. 9- Cf. Edmond Amran El Maleh, Ailen ou la nuit du récit, où l'on peut lire, à la dernière page du roman : « Étrange étranger, c'était lui et pas lui [...]», p. 226. 10- Son rejet de l'identité fermée et du tabou qui pèse sur tout ce qui concerne la Shoa, tel qu' « exploité» par« les dirigeants sionistes », fait partie de ces ambiguïtés ou de ces paradoxes. Cf. Marie Redonnet, Entretiens avec Edmond Amran El Maleh, p. 88.